Ville Neuve: forcer les possibles
Rare long métrage d’animation québécois s’adressant à un public adulte, Ville Neuve, de Félix Dufour-Laperrière, rappelle que tout
n’est pas joué.
S’inspirant très librement d’une nouvelle de Raymond Carver sur les retrouvailles d’un couple au bord de la mer, cet ovni qui a été présenté à la dernière Mostra de Venise y greffe en toile de fond le référendum de 1995.
«L’idée est de mettre en présence des dilemmes connexes qui ne se résument pas l’un à l’autre, mais qui s’éclairent l’un et l’autre, explique en entrevue le réalisateur. C’est un travail de résonance entre les registres intime et politique.»
Explorant l’incertitude québécoise tout en établissant des parallèles avec le chef-d’œuvre Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski, Ville Neuve multiplie les scènes de rêves jusqu’à l’uchronie.
«C’est ma façon de forcer les possibles, admet le scénariste. Rien n’est joué, au Québec comme ailleurs, et c’est bien de se le rappeler.»
Cet univers des possibles s’exprime par l’entremise d’une délicate animation, dont l’utilisation du noir et blanc renforce les contrastes. Des dessins en mouvement qui ne sont pas sans rappeler ceux de l’ONF, de Michèle Cournoyer et de Gianluigi Toccafondo.
Au total, l’animation, entièrement dessinée et peinte sur papier, a nécessité 4 ans de travail et 80 000 dessins. «Je me suis arraché l’âme pour faire ça», confie son créateur, qui a eu à porter différents chapeaux (direction artistique, montage et image, notamment).
Le budget modeste dont il disposait lui a toutefois donné la liberté d’oser l’abstraction et de prendre ses distances avec le réel. L’expérience qui en résulte n’est pas loin de la méditation lyrique et poétique.
«La forme solide, cohérente et généreuse suscite l’adhésion du spectateur, lui permettant de s’y perdre», fait remarquer le cinéaste.
«D’où vient cette folie de croire qu’on devrait épuiser le sens d’une œuvre en la voyant? Les meilleurs films sont ceux qu’on peut revoir et dont on ne décerne pas toujours le sens. Le cinéma est vraiment vampirisé par les obligations narratives, par le récit en trois actes issu des logiques commerciales» –Félix Dufour-Laperrière, cinéaste
Les cinéphiles qui vu son hypnotisant Transatlantique savent à quel point Félix Dufour-Laperrière attache une attention particulière aux textures visuelles et sonores… jusqu’à en dicter parfois la narration.
«Je suis un homme de convocation et de juxtaposition, précise le grand admirateur de Chris Marker. Le récit est une forme que j’appréhende, ça ne m’est pas naturel. Et je pense que c’est surestimé. Le cinéma commercial a colonisé tout un territoire et on pense que le cinéma, c’est du récit. Non! C’est de l’image, du son et de la durée.»
Cela n’empêche pas Ville Neuve d’être un film de parole, alternant monologues et non-dits à l’image du ressac où sont plongés ses personnages.
«De toute façon, je ne fais pas de l’art pour m’exprimer, indique le principal intéressé. Je me consacre à la fabrication d’objets que j’espère le plus beaux et le plus signifiants possible.»
Ville Neuve, à l’affiche