Sofia: fracture sociale
Meryem Benm’bareck pose un regard sans concession sur la société marocaine dans son implacable Sofia.
«Les femmes du monde arabe sont souvent représentées comme les grandes victimes des sociétés patriarcales, et je trouvais que c’était une réflexion binaire, raconte la cinéaste née au Maroc – d’où elle est partie à l’âge de six ans –, dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance. J’avais envie de proposer une héroïne qui refuse son statut de victime.»
Présenté à Cannes dans la section Un certain regard, où il a reçu le Prix du meilleur scénario, ce premier long métrage suit le quotidien désespéré de Sofia (Maha Alemi), une adolescente marocaine qui se découvre enceinte et qui doit absolument faire reconnaître son enfant par le père biologique.
«C’est une critique de la bourgeoisie, et le coeur du film est la fracture sociale, la lutte des classes, expose sa scénariste. De quelle manière est-ce qu’on exerce son pouvoir sur l’autre pour se hisser au rang des plus forts et des plus privilégiés, de ceux qui ont plus d’argent.»
Comme dans le cinéma d’Asghar Farhadi et de Nuri Bilge Ceylan, le milieu est gangrené par les apparences, le mensonge, l’hypocrisie et les jeux de pouvoir, qui rendent compte de la société – ici le Maroc contemporain – par le biais de personnages représentant la classe moyenne (Sofia), bourgeoise (sa cousine Lena) et populaire (Omar, le père de l’enfant). Il y a même un oncle qu’on ne voit jamais et qui symbolise l’influence française.
«Sofia propose une réflexion sur la condition féminine à travers le prisme de l’économie, de l’argent.» Meryem Benm’barek, réalisatrice
«C’est un personnage qui existe en off, pour la simple et bonne raison que, lorsqu’on ne voit pas les choses, on leur donne davantage de puissance, rappelle la réalisatrice. J’avais envie d’asseoir la toute-puissance de ce mec, de le déifier comme étant celui qui tire les ficelles de chacun. C’est également une critique du post-colonialisme.»
Débutant par un haletant thriller que ne renieraient pas les frères Dardenne, le récit s’engouffre ensuite dans le drame familial plus posé. La mise en scène sobre, portée par une caméra attentive et discrète, n’est pas sans rappeler celle de Cristian Mungiu.
«Il y a cette espèce d’énorme jeu d’échecs social entre les différentes classes et les trois familles, décortique sa créatrice. On prend davantage le temps afin de mieux saisir les enjeux, les personnages.» Il va sans dire qu’un sujet aussi explosif n’a pas nécessairement fait l’unanimité.
«Au Maroc, il y a deux presses, explique Meryem Benm’barek. La presse arabophone, tenue par le peuple et la classe moyenne, a très bien compris le film, a analysé de quelle manière Sofia déconstruit les clichés. Mais la presse francophone, de l’élite, n’a pas traité de tout ça. Elle est restée en surface. Elle n’a pas vraiment parlé du film.»