Opéra: le sens du timing de Nicole Car et Étienne Dupuis
Quatre ans après leur rencontre lors des répétitions d’Eugène Onéguine à Berlin, le «couple lyrique de l’heure», formé de la soprano australienne Nicole Car et du baryton québécois Étienne Dupuis, présente l’oeuvre de Tchaïkovski à Montréal.
Eugène Onéguine, c’est une histoire d’amour qui n’aura jamais lieu, un rendez-vous manqué entre Onéguine et Tatiana, interprétés par Étienne Dupuis et Nicole Car. «C’est l’histoire d’un amour raté. Comme souvent dans la vie, c’est une question de timing», rigole le baryton.
Dans la Russie rurale de la fin du XVIIIe siècle, Tatiana, jeune femme rêveuse, a le coup de foudre en rencontrant Onéguine, ami de Lensky, l’amoureux de sa sœur Olga. Onéguine, pas du tout intéressé par elle, la rejette «poliment, mais fermement», aux dires d’Étienne Dupuis.
«Tatiana est plus jeune. Elle lit des romans d’amour et rêve de rencontrer l’homme de sa vie. Onéguine, lui, c’est l’opposé: il a tout lu, tout vu, plus rien ne l’impressionne et il est complètement blasé par la vie.»
Blasé au point de flirter avec Olga lors d’un bal, seulement dans le but de blesser davantage Tatiana. Ce qui aura pour effet de rendre Lensky jaloux et de se terminer, comme dans toute bonne tragédie d’époque, en duel, duquel Onéguine sortira vainqueur.
Saut dans le temps. Des années plus tard, lorsqu’ils se rencontrent à nouveau, l’inverse se produit: Onéguine tombe follement amoureux de Tatiana, désormais mariée à un homme à qui elle restera fidèle. Bref, trop tard pour Onéguine. «C’est alors elle qui le rejette poliment, mais fermement», dit Étienne Dupuis en échappant un rire.
Près de 150 ans après sa création, cet opéra adapté du roman de Pouchkine résonne toujours par son caractère universel. «C’est simple, c’est une histoire d’amour, ça peut se passer encore à notre époque. Pratiquement chaque personne connaît un amour semblable dans sa vie», souligne Nicole Car, dans un français impeccable.
Si plus personne – on l’espère! – ne se provoque en duel de nos jours, il reste que les amitiés mises à mal par des histoires d’amour et de jalousie sont toujours courantes.
Étienne Dupuis admet qu’il avait un peu d’Onéguine en lui dans la jeune vingtaine. «Je n’étais définitivement pas intéressé par l’amour, parce que j’avais été désillusionné par une relation qui n’avait pas fonctionné. Il m’est donc arrivé plusieurs fois de rejeter une fille en lui disant : “Non, je vais te rendre malheureuse, je ne suis pas fait pour ça.”»
Eugène Onéguine est une œuvre incontournable du répertoire du compositeur russe à qui l’on doit aussi les méga succès Le lac des cygnes et Casse-Noisette. «Eugène Onéguine, c’est aussi beau, même encore plus, assure Étienne Dupuis. Si tu viens le voir en salle, je te garantis que tu vas aimer au moins la portion musicale, parce que c’est tellement beau!»
C’est d’ailleurs cette dimension de l’œuvre que préfèrent les deux interprètes. «La musique de Tchaïkovski est incroyable, s’enthousiasme la soprano. Il a composé pour Tatiana, on peut l’entendre dans sa musique, dans les petites respirations, dans les moments de joie pour elle.»
Coup de foudre
Contrairement à leurs personnages, Nicole Car et Étienne Dupuis se sont rencontrés au bon moment et au bon endroit. Plus précisément lors des répétitions pour Eugène Onéguine au Deutsche Opera de Berlin, en 2015. Le coup de foudre, heureusement, a été réciproque. «Le timing était bon pour nous!» lancent-ils en éclatant de rire.
Depuis, le duo multiplie les projets ensemble. Pas par nécessité de travailler en couple, mais plutôt pour faciliter la conciliation travail-famille. C’est que leur fils, Noah, âgé de deux ans, se promène aux quatre coins du monde avec eux en tournée.
Après un séjour en Australie, pays d’origine de Nicole Car, le couple a posé ses valises dans la ville natale d’Étienne Dupuis. Une visite spéciale pour la soprano, puisqu’elle y fera ses premières représentations canadiennes. «Comme on a de la famille et des amis ici, chanter avec Étienne à Montréal est un réel plaisir, vraiment», assure-t-elle.
Elle est modeste, mais son mari souligne l’importance de sa présence. «Nicole a chanté Tatiana à Paris, à Londres, à Sydney, à Munich… Elle a fait les plus grandes maisons d’opéra du monde dans ce rôle. L’avoir ici à Montréal, c’est vraiment exceptionnel!»
Comment se sentent-ils à l’approche de la première de samedi? «Très relaxe!» s’exclame la chanteuse dans un grand éclat de rire, avant de poursuivre: «J’espère que le public va aimer, parce que ce serait plate qu’on soit si enthousiastes, mais que lui ne le soit pas!»
Les spectateurs devraient apprécier, reprend son mari, y compris les néophytes en matière d’opéra. «Mes parents n’avaient jamais entendu parler de cette œuvre. Quand ils sont sortis de la salle, ils m’ont dit : “Mais c’est merveilleux, cet opéra!”» Ils étaient en larmes», relate-t-il.
Le baryton donne l’exemple de ses parents, car, comme tant d’autres, ceux-ci ne connaissaient rien à l’opéra avant que leur fils plonge dans cet univers. «Ils sont un peu comme Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Souvent, je me base sur leurs réactions pour dire aux gens s’ils doivent venir voir ou non un show!»
Justement, Monsieur et Madame Tout-le-Monde entretiennent encore certains préjugés tenaces envers l’opéra. Comme s’il s’agissait d’un art élitiste dont il faut connaître les codes afin de l’apprécier. Ce qui est tout à fait faux, assure Étienne Dupuis.
«Je compare ça à la fine cuisine. Au restaurant, on est en mesure de décider si on a aimé ce qu’on a mangé, même si on ne sait pas comment ça a été préparé ou si on ne connaît pas tous les ingrédients. La musique classique, c’est pareil.»
Quelques minutes à discuter avec Nicole Car et Étienne Dupuis suffisent pour comprendre que les deux artistes sont aux antipodes du caractère sérieux souvent associé à leur art. Tous deux ponctuent leurs phrases de vifs éclats de rire.
D’ailleurs, il ne faut pas avoir peur de rire pendant une représentation, indique le baryton. «Il faut se laisser aller. Si tu as envie d’applaudir, fais-le, si tu veux pleurer, fais-le. En allant voir la comédie Le barbier de Séville il y a quelques années, je riais, et je riais. Les gens se retournaient comme si je dérangeais. Mais quand on est sur scène et qu’on joue une comédie, on veut sentir que le public est avec nous!»
Au bout du compte, tout est une question de préférence, résume Nicole Car. «Il y a des compositeurs ou des opéras qu’on aime moins et d’autres qu’on préfère. Chacun ses goûts!»
«Il y a un grand côté théâtral à l’opéra. C’est une des raisons pour lesquelles Nicole et moi, on se ressemble beaucoup. On s’investit tous les deux complètement dans nos personnages. On laisse rarement Nicole et Étienne sortir sur scène.» –Étienne Dupuis, baryton
Retour au Met
L’an dernier, le couple Car-Dupuis s’est produit pour la première fois au Metropolitan Opera, prestigieuse institution de New York dans La bohème. «C’était incroyable!» répète deux fois plutôt qu’une Nicole Car au sujet de cette expérience, véritable consécration pour les artistes.
«Toutes les grandes étoiles de l’opéra sont passées par là», ajoute Étienne Dupuis, qui se souvient y avoir rencontré Yannick Nézet-Séguin, alors récemment promu directeur musical de l’établissement. «Je lui ai dit: « Je ne comprends pas ce qui se passe. » Je me rappelle encore qu’on faisait la Neuvième symphonie de Beethoven quand j’avais 28 ans. Douze ans plus tard, on se retrouve au Metropolitan Opera. Les deux petits gars de Montréal dans la plus grande institution d’opéra américaine, c’est quand même hallucinant!»
Les confrères s’y réuniront en mars pour la production Werther, tandis que l’Australienne y sera dès février dans Così Fan Tutte.