Koriass: Tout pour le love
L’heure de l’examen de conscience a sonné pour Koriass. Après avoir dressé un portrait noir de l’existence dans Rue des Saules en 2013, le rappeur québécois se livre sur son quatrième album, Love Suprême, à une autocritique virulente. Une remise en question articulée tout entière autour du thème de l’amour : l’amour de soi, l’amour de l’autre, l’amour de la musique.
«Qu’est-ce que je veux faire avec mon art? Est-ce que je le fais juste pour me faire dire que je suis bon? Ou est-ce que c’est vraiment pour créer quelque chose de significatif? s’interroge le chanteur, rencontré à Montréal au lendemain d’une première répétition de son spectacle de lancement. J’ai envie de me faire aimer, mais ce désir narcissique peut être pourri.»
Pour parodier la culture de l’ego et s’attaquer à la toute-puissance du désir de plaire, Koriass s’exprime par la voix d’un personnage arrogant («exagéré x 1000») et obsédé par le rêve «d’entrer dans la légende». Une sorte de pied de nez au manque de confiance chronique de l’artiste. «Dans mon adolescence, j’étais un dude très réservé et j’avais peur de prendre la parole publiquement. Quand j’ai découvert le rap et que j’ai compris que les gens m’écoutaient, ça m’a poussé à développer l’aspect inverse de ma vraie personnalité», explique-t-il. En effet, la réserve placide que Koriass affiche en personne interdit de confondre l’homme qui, sur disque, se vante de tous les exploits avec celui qui avoue s’être réveillé durant la production de l’album rongé par la peur de ne pas être à la hauteur.
«Au fur et à mesure que j’enregistrais, j’étais convaincu que ce n’était pas assez bon», admet l’artiste. Il ne faut pourtant pas manquer de confiance ou d’amour-propre pour intituler son album Love Suprême, une référence au chef-d’œuvre du saxophoniste John Coltrane, A Love Supreme (1964). N’est-ce pas contradictoire de dénoncer le narcissisme tout en se réclamant d’une légende du jazz? «Il y a quelque chose d’arrogant là-dedans, mais le titre s’est imposé de lui-même. J’aurais pu le changer pour ne pas me faire traiter de copieur, mais il fallait que ce soit ça», déclare Koriass.
«En tant qu’artiste, je ressens parfois le penchant dictatorial de vouloir contrôler les pensées des autres quand je reçois des critiques ou des commentaires négatifs. Je porte en moi la volonté malsaine d’imposer aux gens de m’aimer.»
Un titre très assumé, donc, pour 12 nouvelles pièces qui le sont tout autant. Love Suprême est, à tous les niveaux, l’offrande la plus aboutie du chanteur. Des beats riches, aux couches sonores multiples et aux ambiances recherchées, agrémentés de collaborations et de samples efficaces (les Sœurs Boulay, Sabrina Halde de Groenland) qui s’ajoutent aux interprétations crues du multi-instrumentiste Philippe Brault. «Une fois que j’ai terminé d’écrire les beats, je les ai envoyés à Philippe. Je croyais qu’il les rendrait plus pop et il a fait exactement l’inverse, raconte Koriass. Tout ce qu’il y a de plus grimy sur l’album, ça vient de lui.»
Autre collaboration étonnante : celle du comédien Gilbert Sicotte. Lui et sa voix sépulcrale reviennent ponctuellement hanter le chanteur – comme la conscience qu’on ne peut faire taire («Regarde ce que t’es devenu. T’es rendu un clown. Une marionnette.») – dans des intermèdes de narration intitulés… Hate Suprême.
Car de la haine, il y en a semble-t-il, plus que jamais dans l’univers de «Korey». Des trolls qui polluent l’internet aux artistes «suiveux de trends», en passant par nos élites politiques, la plume et le flow cinglants de Koriass ne connaissent aucune retenue. «D’album en album, ce côté-là devient de plus en plus prononcé, lance-t-il. Je ne pense pas que l’art soit fait pour frotter la surface. C’est fait pour aller gratter ce qui me fait chier.»
Et quand, sur la chanson titre, on entend Koriass faire l’inventaire des reproches qu’on peut lui adresser encore aujourd’hui après presque 15 ans de carrière – «T’es pu pareil, t’es pu le même, pourquoi tu rappes pu comme avant? T’écris tes textes, tu fais tes beats, mais t’as pas de cred, t’es pas dans l’street. T’as pas la plume de Militari ni les beats de Dead Obies» –, on sent que cet aspect de la création devient carrément un exercice thérapeutique.
«J’ai écrit ce couplet-là pour montrer que ce que les gens disent de moi, ça m’atteint. J’en parle, je l’étale de long en large, et ça aide à faire la paix, résume-t-il. Quand je crée, je me demande souvent ce que les gens vont en penser. Il faut que je me débarrasse de cette tentation-là. Que je me fasse plaisir, que je fasse de l’art honnête.»
Love Suprême
Disponible dès vendredi
Lancement au Club Soda samedi à 21 h