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Le bon féminisme

CHRONIQUE – Quelque chose m’a profondément gossé dans le débat sur le féminisme intersectionnel, mais il m’a fallu du temps avant de pouvoir mettre le doigt sur ce qui me dérangeait. Et pour cause : ce ne sont pas un, mais plusieurs aspects de la discussion qui me gossent, à commencer par le fait que certains se surprennent que la CAQ refuse de s’inscrire dans une perspective intersectionnelle. Le contraire eut été hypocrite.  

Rien, dans les discours ou les politiques de la CAQ, n’indique la moindre trace d’intersectionnalité. Au contraire, la loi 21, pour ne citer que cet exemple, est à peu près ce qu’il se fait de mieux en termes d’exemple de politique ne tenant pas compte de l’intersectionnalité des oppressions. Elle vise spécifiquement un groupe de femmes – les enseignantes portant le voile – soi-disant au profit d’un principe féministe, l’égalité entre les sexes, qui serait compromise par le port de symboles religieux. Dans cette vision des choses, le bien-être d’une majorité de femmes privilégiées vaudrait le sacrifice de quelques femmes déjà marginalisées.  

On ne pouvait pas s’attendre à ce que Martine Biron réponde autre chose que ce qu’elle a répondu à titre de ministre responsable de la Condition féminine de la CAQ : ce n’est pas notre vision du féminisme. C’était rigoureusement la vérité. On comprend donc que la motion de Ruba Ghazal qui a suscité tout ce débat ne visait pas tant à emmener la CAQ à réfléchir sur sa façon d’envisager l’analyse différenciée selon les sexes dans une perspective pluraliste, mais à lui mettre le nez dans son caca. Sur le plan politique, c’est réussi. Sur le plan marketing à long terme, peut-être moins.  

Personne n’aime se faire dire qu’il n’est pas un bon féministe, et encore moins se sentir obligé de l’être d’une certaine façon. Par cette motion de Québec Solidaire, l’intersectionnalité est arrivée dans le débat public comme une injonction à adhérer à une vision bien précise du féminisme. Si ma scolarité de deuxième cycle en études féministes m’a appris une chose, c’est qu’il n’y a jamais eu de pensée féministe homogène. Il y a plusieurs courants qui se chevauchent et se complètent, il y a une diversité des tactiques qui parfois s’allient et d’autres fois s’affrontent, il y a une pensée radicale qui est nécessaire pour remettre en question l’ordre établi à la racine du problème, et il y a une pensée réformiste qui n’est pas non plus dépourvue d’intérêt. Plus on se penche sur les féminismes, plus on réalise qu’on n’y connaît pas grand-chose, au-delà des simplifications qu’on nous propose dans les chroniques comme celle que je vous sers en ce moment.  

Si je crois à la diversité des approches, c’est que j’adhère à cette idée que la société est faite de plusieurs individus se situant à divers endroits sur une courbe d’apprentissage. Pour certains, les femmes ont leur place en politique, car leur essence douce et conciliante permet d’apaiser les mœurs chaotiques de l’Assemblée nationale. Dans une perspective plus radicale, on pourrait plutôt dire que les femmes n’ont pas plus leur place que les hommes ou les personnes non-binaires dans un système politique qui n’est qu’un simulacre de démocratie et qui devrait en réalité être aboli. Tout ça a le droit de coexister. 

Personnellement, j’essaie de tenir compte des différentes oppressions dans mon appréciation des enjeux féministes. Je dis «j’essaie», car on tend vers l’intersectionnalité de manière toujours bien imparfaite. Il faut le voir comme un idéal à atteindre, et non comme une fin. À mesure qu’on prend conscience de diverses oppressions, on en découvre d’autres qui se trouvaient dans nos angles morts. Quand on est féministe, il faut accepter une certaine part d’imperfection (relisons à ce sujet Bad Feminist, de Roxane Gay). C’est pour cette raison que je trouve un peu gênant et malhabile de pointer du doigt les «mauvais féministes». L’intransigeance dont on fait preuve envers les autres peut invariablement se revirer contre soi. À cet égard, rappelons que quelques jours avant de s’offenser du refus de la CAQ d’adhérer au féminisme intersectionnel, QS réclamait de manière assez paternaliste le départ d’une femme voilée sous prétexte qu’elle n’avait pas daigné leur faire une place dans son horaire. Si vous voulez vous réclamer du féminisme intersectionnel, vous ne pouvez pas simplement le performer en pointant du doigt vos adversaires, vous devriez pouvoir l’incarner dans des gestes concrets qui dépassent certains impératifs clientélistes.  

J’en reviens à la question marketing. «Vendre» le féminisme est une opération délicate. Pour certains, c’est déjà assez tannant de prendre en considération les femmes; imaginez si ça vient en plus avec un tas de reproches quant à la façon de faire… Je ne m’étonne pas qu’en présentant l’intersectionnalité comme une obligation, on en ait fait un ennemi à abattre. Dorénavant, le féminisme intersectionnel est perçu comme une «arme» contre le Québec. Dans quelques instants, il s’agira d’une insulte, exactement comme le mot woke. Pourtant, avec plus de doigté, on aurait pu rappeler aux nationalistes qu’il y a une place pour l’intersectionnalité dans la réflexion souverainiste. Après tout, une des idées derrière le Front de libération des femmes du Québec était : «Pas de libération du Québec sans libération des femmes, pas de libération des femmes sans libération du Québec!»  

L’intersectionnalité est un principe primordial pour l’émancipation des femmes, de toutes les femmes. Et ce que demandait Ruba Ghazal à l’approche du 8 mars est sensé : que l’appareil gouvernemental tienne compte de toutes les femmes dans ses analyses différenciées selon les sexes. Mais on ne peut pas s’attendre à ce que l’ensemble de la population adhère à une vision monolithique du féminisme qui lui serait imposée. Pour éviter le backlash auquel on fait face, il aurait fallu prendre plus de précautions pour lancer la discussion sur le féminisme intersectionnel, dans la nuance et à l’abri des tentations manichéennes.  

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