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La régression tranquille

CHRONIQUE – Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.

C’est dans ces mots, chocs et sensibles, qu’Albert Camus acceptait le prix Nobel de littérature. À une époque, celle de la Guerre froide, bien sûr distincte de la nôtre. Reste, cela dit, que l’éthos du propos, particulièrement sa dernière partie, se transpose aisément à notre ère. 

Parce qu’en dépit des artifices, de nos étourdissements collectifs et autres quêtes futiles, oui, le monde «se défait». Sous les yeux, en fait, de qui veut bien voir. 

Certes, ne datent pas d’hier les conflits armés et les invasions militaires. Idem pour l’injustice sociale, l’iniquité et les oppressions raciales ou économiques. 

Reste que depuis les affres de la Deuxième Guerre mondiale, nommément l’Holocauste, le paradigme des libertés publiques s’est graduellement incrusté au sein des sociétés (au moins) occidentales, assurant des États de droit d’ordinaire robustes, garantissant les règles du jeu de l’ordre démocratique. 

Les contours et paramètres du contrat social ainsi protégés, la discussion publique, basée sur un minimum de rationnel et garantie par une liberté d’expression costaude, allait assurer le foisonnement des idées menant au bien commun. Voilà, en bref, l’éthos du modèle post-1945. D’application imparfaite, bien entendu, mais à l’idéal limpide.

Or, un rapide tour d’horizon de 2023 indique, sans subtilités, les points d’effondrement prochains. 

D’abord, les cataclysmes climatiques annoncés, conséquence des réchauffements amorcés devant l’indifférence politicienne quasi absolue. Ces effets se sont d’ailleurs déjà fait sentir, parlez-en aux trente millions de Pakistanais sous l’eau l’automne dernier, situation soulignant le caractère inique de ce qui s’en vient: les pays zéro-émetteurs de gaz à effet de serre risquent de payer l’ardoise grossie par les régimes pollueurs. À même les pays atteints, l’iniquité battra également son plein, les plus riches ayant, par définition, davantage de moyens d’affronter la débâcle prochaine. 

Ensuite, la montée de l’extrême droite. Un peu partout en Europe, bien entendu, et également aux USA. Bien sûr, pour plusieurs, le concept est «fantomatique». Formule commode afin de repousser les limites, et surtout assurer l’arrivée, pense-t-on en douce, de mesures délétères: quid le refoulement des réfugiés? L’adoption d’un ministère de la «rémigration»? La création de milices armées jusqu’aux oreilles? Hier encore se déroulait en Ohio un étourdissant spectacle: une horde de nazis, affichant clairement la svastika, s’époumonait contre la seule existence de drag queens, le tout devant les forces policières. 

Troisièmement, et comme conséquence directe de ce qui précède: l’effondrement des libertés publiques et autres droits fondamentaux. Après le renversement de Roe c. Wade par la Cour suprême américaine, seulement 15 États garantissent encore, 10 mois plus tard, un plein droit à l’avortement. Dans ces mêmes États-Unis, 427 projets de loi réduisant les droits de la communauté LBGTQ+ sont actuellement à l’étude. En Italie, le régime permet maintenant aux forces policières de saisir les données journalistiques, et ce, sans mandat. Au Canada? Victime de la guerre culturelle américaine, dont elle importe toutes les bêtises, une simple question de temps avant que le virus liberticide fasse des siennes. Pierre Poilievre, dont le caucus actuel compte une quarantaine de députés ouvertement anti-avortement, n’a-t-il pas déjà admis référer à la disposition dérogatoire à chaque occasion utile? Et quoi penser de ces attaques, parfaitement trumpistes, face aux autres institutions canadiennes, par exemple CBC/Radio-Canada?

Conclusion? Que le monde se défait, voilà tout. Tendance qui, soyons sérieux, ne pourra que s’accentuer avec l’avènement d’une intelligence artificielle nec plus ultra, galvanisant davantage le statut bientôt prédominant d’une ère de post-vérité. 

Tout ceci, on se répète, devant une spectaculaire indifférence. Personne, ou presque, ne cherche à contrer la tendance centrifuge. 

Or, dixit Einstein: «Le monde est dangereux à vivre non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire.»

Nous voilà dans de beaux draps.

Twitter de Frédéric Bérard

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