Harcèlement de rue: quatre idées reçues à démystifier
L’an dernier, nous lancions la publication de la recherche «Les impacts du harcèlement de rue sur les femmes à Montréal».
Mélissa Blais, professeure associée au département des sciences sociales à l’Université du Québec en Outaouais et à l’Institut de recherches et d’études féministes, UQAM, Université du Québec en Outaouais (UQO) et Mélusine Dumerchat, chercheure doctorale et chargée de cours, département de sociologie, à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) proposent un décryptage.
ANALYSE – Fruit d’un partenariat de recherche avec le Centre d’éducation et d’action des femmes (CÉAF), cette enquête (s’appuyant sur cinq groupes de discussion) brosse un portrait détaillé des impacts des multiples violences (verbales, psychologiques, physiques et sexuelles) commises par des hommes envers des femmes dans l’espace public montréalais.
Ces violences comprennent les insultes, les menaces, le fait d’être suivie ou de subir des attouchements et des sifflements, l’exhibitionnisme et les commentaires à connotation sexuelle ou raciste, notamment.
Le harcèlement de rue ne devrait pas être banalisé
Les impacts recensés du harcèlement de rue sont de divers ordres. Ils incluent la peur de circuler dans certains endroits le soir venu (impact spatio-temporel) ; la crainte d’échanger avec des inconnus (effet sur la vie sociale) ; la modification de la posture de son corps ou de la façon de s’habiller (impacts corporels) ; la planification de ses réactions au cas où un épisode surviendrait (obligation de riposter) ; l’organisation de ses sorties avec son chien, même pour se rendre à deux coins de rue (l’utilisation d’objets ou d’animaux) ; et, enfin, l’hypervigilance, la culpabilité, la colère, la honte ou le dégoût ressentis à court, moyen ou long terme (impacts psychologiques et émotionnels).
Malgré ces témoignages, des procédés de banalisation, voire de négation du harcèlement de rue sont toujours à l’œuvre sur le Web. Ces derniers ont été identifiés comme autant d’attitudes nuisibles par les participantes à la recherche. Loin d’être anodins, ils sont représentatifs de ceux que nous avons l’habitude de lire lors de la publication d’études féministes ou lors de campagnes de sensibilisation sur les violences faites aux femmes.
Dans l’espoir de contrer la banalisation de ces violences, nous souhaitons répondre ici à des commentaires publiés sur les pages des sites Internet et comptes Facebook de quelques médias ayant couvert la parution de notre rapport de recherche (dont La Presse, Le Journal de Montréal, TVA Nouvelles et Le Devoir).
Les prénoms et les citations ont été modifiés pour préserver l’anonymat des internautes.
Nous avons regroupé ces propos sous quatre rubriques.
Le harcèlement de rue existe ailleurs, mais pas à Montréal
Pour certain·e·s, le harcèlement de rue n’existe pas à Montréal, contrairement à d’autres métropoles comme Paris, Alger ou Rome. Pour d’autres, il leur suffit de ne pas avoir été victimes ou témoins de tels actes pour nier leur existence, à la manière de Dominic, qui utilise les majuscules pour insister sur le fait qu’il n’a «JAMAIS vu de problème de ce genre».
Pourtant, une enquête menée en 2019 par Statistique Canada indique que les femmes sont couramment la cible de violences commises par des inconnus dans l’espace public. Ainsi, une Canadienne sur trois dit en avoir vécu au moins un épisode dans la dernière année. Il importe d’ajouter que la fréquence de ces violences explique largement pourquoi des gestes qui peuvent sembler anodins aux yeux de certains provoquent des effets durables dans la vie des femmes interrogées.
Les auteurs de harcèlement sont des hommes racisés
Selon Paul, Marc, Dany et Roger, les auteurs de harcèlement de rue sont des hommes noirs ou encore des migrants originaires du Maghreb. Or, notre recherche démontre qu’il n’existe pas de profil type : les harceleurs sont de toutes origines et classes sociales. En plus d’être fausses, les affirmations de ces internautes contribuent à la stigmatisation des hommes racisés, justifiant directement ou non le profilage racial par les pouvoirs publics (un problème déjà bien documenté au sein du corps policier montréalais).
Plusieurs participantes à notre étude, elles-mêmes harcelées par des hommes blancs, ont exprimé leur crainte qu’une telle dérive survienne si le harcèlement de rue devenait un méfait sanctionné légalement, comme en France et en Belgique, où des recherches ont démontré que la criminalisation du harcèlement de rue contribuait à renforcer le profilage racial.
Les femmes aiment ça et les féministes exagèrent
Pour certains internautes, le simple fait que notre étude ait été menée à l’aide d’une approche féministe suffit à la décrédibiliser, en plus de représenter une opportunité pour victimiser les hommes. C’est notamment le cas de Jérôme, qui croit que les féministes endoctrinent les femmes et dépeignent «tous les hommes [comme] des obsédés sexuels en puissance».
D’autres renvoient dos à dos le harcèlement de rue et la séduction en estimant que les femmes «aiment être regardées, admirées et ne s’en plaindront jamais» (Clément). À cela, Marie répond qu’elle était mineure lorsqu’un homme l’a sifflée dans la rue, remettant en question le plaisir qu’elle aurait dû ressentir selon Clément. À ce propos, il convient de rappeler que le premier épisode de harcèlement a été vécu à un très jeune âge pour plusieurs des répondantes à notre enquête (dès 9 ans).
Une étude australienne démontre à ce propos que 54% des 1 426 femmes sondées étaient mineures lors du premier épisode, alors que 20 % d’entre elles avaient moins de 15 ans. Ajoutons que l’une des spécificités du harcèlement de rue tient au fait que les agresseurs sont des inconnus des victimes et que ce statut confère à leurs gestes un caractère particulièrement intrusif et inquiétant, laissant parfois présager une escalade de violence.
En outre, les multiples impacts du harcèlement de rue que nous avons documentés suffisent à démontrer que les femmes n’en retirent aucun plaisir.
C’est la faute des femmes
Ce qui nous interpelle particulièrement appartient au registre de la culture du viol. Il s’agit des nombreuses tentatives de culpabilisation des victimes et de déresponsabilisation des agresseurs. Plus troublants encore sont les propos de Caroline, qui affirme que des jeunes filles de 12 ans «courent après le trouble» en s’habillant «comme des ados de 16-17 ans», ou ceux de Kevin, qui justifient les coups de Klaxon que subit sa fille de 12 ans en affirmant que les jeunes femmes «sont plus développées maintenant».
Or, tout en faisant écho au commentaire de Célia, qui dit «porter le voile et ça m’arrive quand même», notre étude démontre que des femmes sont harcelées dans l’espace public, peu importe leur habillement, leur comportement, la saison ou le moment de la journée.
Enfin, des propos cherchant à justifier le harcèlement de rue s’appuient sur une soi-disant «nature» masculine, comme ceux de Jacques, qui affirme que «c’est tout un défi pour un homme de maîtriser ses pulsions».
Face à ce procédé de neutralisation des possibilités de changement social, des voix s’élèvent de plus en plus pour dénoncer les violences basées sur le genre, comme le fait le Centre d’éducation et d’action des femmes depuis plusieurs années.
Des voix qui semblent en déranger certains, pour ne nommer que Mathieu, qui s’insurge du fait que la publication de notre étude vient «brimer» sa «liberté».
Mais qu’en est-il de leur liberté à elles de pouvoir circuler dans l’espace public sans subir de harcèlement?
Les autrices tiennent à remercier Audrey Simard pour la précieuse collaboration à cet article.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.