R.I.P. la présomption d’innocence
Bon, avouons-le, ça la fout mal. Très mal, même. Un ancien premier ministre, et le principal collecteur de fonds de son parti, sous enquête policière. Tout ça après des accusations, portées en bonne et due forme, contre l’ex-vice-première ministre Nathalie Normandeau, son chef de cabinet, et un ancien ministre devenu organisateur libéral. Pour le Parti libéral du Québec, la poisse. Du moins en apparence.
Et pourquoi, en apparence? Parce qu’à cette étape, c’est ce dont il s’agit. De très mauvaises apparences, mais des apparences quand même. D’aucuns plaideront le classique «il n’y pas de fumée sans feu!». Le problème, justement, est qu’il peut y en avoir, de la fumée sans feu. Particulièrement quand certains médias, pompés par l’odeur du sang, s’en mêlent. Rappelons-nous, pour seuls exemples, la commission Gomery et, plus récemment, Charbonneau. Combien d’accusations formelles, au final? Une douzaine? Et sur combien de centaines de témoins?
Pensons aux Chrétien, Cauchon, Pelletier, Gagliano, Chevrette et Tremblay, tous drôlement échaudés par le processus, la majorité d’entre eux ayant été, à un moment ou l’autre, sous enquête. Mais combien d’accusés, parmi eux? Zéro.
Certes, et qu’on se comprenne bien, il est clairement inquiétant qu’un dirigeant politique soit sous la loupe policière. Un euphémisme. Mais si nous vivions réellement dans un État de droit respectable, on ne peut accepter, au nom du tribunal médiatique, la confusion des termes «enquête», «accusation» et «condamnation».
En classe, il y a quelques années, une étudiante me balance, candide: «Monsieur, vous nous parlez souvent de présomption d’innocence, mais on sait tous que celle-ci n’existe plus, voyons!» Ceci m’avait frappé comme un train, et moralement forcé d’écrire l’essai La fin de l’État de droit?, où une étude de certains cas empiriques québécois et fédéraux amène à conclure ceci: la principale victime du tribunal de l’opinion populaire est, effectivement… la présomption d’innocence. Depuis au moins quelques années, cette dernière semble avoir laissé place au concept de présomption de culpabilité. Grisante perspective d’avenir.
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Retour à l’affaire Charest, rendue initialement publique par le Journal de Montréal. Que sait-on sur celle-ci, au fait? Pas grand-chose. Sinon que lui et Marc Bibeau sont actuellement sous enquête. En creusant davantage, La Presse a réussi à mettre la main sur l’info suivante: les forces policières s’intéresseraient particulièrement aux travaux de rénovations apportés au domicile de l’ex-chef libéral. Bon. Avouons, ici encore, qu’en termes de culpabilité automatique, on repassera. Surtout que deux des quatre permis de rénovation obtenus l’ont été après l’exercice de son mandat. Est-ce possible que de l’argent «sale» soit à l’origine de ces mêmes travaux? Évidemment. Sauf que l’inverse est parfaitement plausible aussi.
C’est ainsi que certaines questions apparemment posées par les enquêteurs font sourire: «Charest fréquente-t-il des clubs privés? Mange-t-il à des restaurant qui coûtent cher?» Wow. De la grosse enquête. Parce que même si la réponse à ces deux questions est positive, quelle preuve à tirer de ceci? Charest, au moment où l’on se parle, est payé plus d’un million annuellement par McCarthy Tétrault. Possible, et je dis ça de même, que ceci lui permette de s’éviter les brochettes de poulet du Vieux Duluth…
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L’histoire, bien sûr, allait régaler les partis d’opposition. De bonne guerre. Et il vrai, de toute façon, que celle-ci est, on le répète, inquiétante. Sauf qu’une histoire autant juteuse ne devrait permettre toute forme de dérapage, toute forme de démagogie politicienne.
Ainsi, quand l’opposition essaie de discréditer Jean-Louis Dufresne, actuel chef de cabinet du premier ministre, au motif que Bibeau aurait recouru, il y a plusieurs années déjà, à ses services de consultant chez BCP, encore faudrait-il qu’elle puisse prouver quelconque relation de cause à effet entre ceci et l’histoire actuelle, ce dont elle est apparemment incapable. Salir pour salir, donc. Idem dans ses reproches à Philippe Couillard, lui aussi sans lien pertinent avec la nouvelle. Re-idem pour son gouvernement.
Qui plus est, entendre Jean-François Lisée réclamer une commission parlementaire pour faire la lumière sur l’histoire Charest-Bibeau fait friser les oreilles. Même chose quand Amir Khadir réclame un procès pour les deux amis libéraux. Pardon? Et depuis quand le politique puisse-t-il se substituer à la police, aux tribunaux? Le député de Mercier a-t-il déjà entendu parler de séparation des pouvoirs? De l’État de droit? Aurait-il aimé que les procès l’impliquant personnellement se déroulent à l’Assemblée nationale? Un procès parlementaire plutôt qu’un procès judiciaire? Pitié.
Enfin, on rappellera ceci, histoire de se remonter le moral: c’est justement le gouvernement Charest qui a créé, à l’époque, l’UPAC. Ceci, apparemment, n’a pas empêché les accusations formelles contre Normandeau et cie, ni l’actuelle enquête sur le fondateur de l’Unité. Un bon départ, côté indépendance et impartialité. Puisse maintenant les démagogies politiciennes laisser la justice faire son travail, la présomption d’innocence revêtant tout son sens quand on te croit, justement, coupable à l’avance…