Histoire sans sens (2)
Plaza de la Dignidad, donc, où nous sommes encerclés par environ 1000 policiers militarisés. Réveillon du jour de l’An à saveur contestataire.
Zéro violence, zéro agressivité. Seulement une voix, haut portée, face à un régime creusant davantage chaque jour les inégalités socioéconomiques.
Parce qu’après avoir importé pas très subtilement, merci à Pinochet et compagnie, les thèses de l’école des économistes de Chicago, le Chili est fracturé entre, d’un côté, des riches solides et, de l’autre, une population ayant à payer pour l’eau potable ou, mieux, pour un traitement nécessaire à l’éradication d’un cancer.
Un genre de party, ainsi donc, à connotation simili-révolutionnaire.
Mon amie Paloma, empêtrée dans la crise depuis ses débuts, m’avertit clair et net: faudra pas déconner. La soirée risque de dérailler, les forces de l’ordre assurant la «provoc» afin d’amener des fêtards amochés à répliquer.
Cela, pas besoin d’un dessin, justifiant l’attaque, probablement sanglante, du régime. Demeurer zen sera, par conséquent, le mot d’ordre de la soirée. Grosse job.
Paloma avait raison: malgré la fête aux airs bon enfant, le popcorn, la musique et autres spectacles, nos flico-militaires s’en donnent eux aussi à cœur joie.
À chaque demi-heure environ, la foule, enfants compris, se fourre la gueule dans son masque à gaz et dans ses lunettes de ski. Un truc passe également, fréquemment, au-dessus de nos têtes. Le monde s’enflamme, suivant la minicomète à coups de lasers verts, hurlant dès qu’elle se retrouve chambranlante et couverte des rayons en question.
– C’est quoi, cette patente à gosse?
– Ça? C’est un drone, de répondre Paloma.
– OK, cool. (Je pensais, comme un épais, qu’il s’agissait d’une bébelle pour amuser la foule.)
– Tu sais ça sert à quoi?
– Aucune idée, mais vous avez l’air de trouver ça excitant.
– C’est le gouvernement qui l’envoie, pour nous espionner.
– … sérieux, là?
– Très. Le truc des lasers verts, c’est pour causer un genre de court-circuit qui pourrait le faire planter…
– OK, wow. Et pourquoi le régime vous espionnerait, au fait?
– C’est la guerre, Fred. Le citoyen contre le régime, alors…
Un de ses amis buvant avec nous se lance dans la «convo»:
– Tu sais, Fred, on pense à la guerre civile depuis octobre, mais comme on n’a pas d’armes, ils nous anéantiraient en deux jours. Donc, on ne peut que souhaiter que la force du nombre et notre résilience finissent par porter fruit.
– Et tu y crois, sincèrement?
– J’en doute. Parce que, franchement, ce que je vois ressemble de plus en plus aux années Pinochet.
Une chanson aux allures d’hymne est justement interprétée, avec puissance, par la foule. En gros: ton régime, Piñera, est bel et bien celui du Général. Et va te faire foutre.
– Et le silence international, tu l’expliques comment?
– Le Chili est le cobaye du néolibéralisme. Pourquoi tu crois que Pinochet était appuyé par plusieurs grandes puissances? Pour implanter les thèses débiles pillant nos ressources naturelles au nom d’une fraude intellectuelle. Les minières canadiennes, notamment, sont en pleine forme ici. Tu me vois venir?
– Ouais. Lâchez pas, les amis. Beau à voir, votre résistance. Noble et légitime. Restons en contact. Respect.
J’ai alors repris mon petit bonheur, franchi les milliers de fêtards, craignant la prochaine émeute.
Sur mon lit d’hôtel, je ne peux que trouver ridicule mon mantra de cégépien, qui visait à croire que l’Histoire, avec un grand H, avait un sens.
Que le progrès social se voulait inévitable. Que les saloperies politico-économiques, petites comme monstrueuses, ne se répéteraient plus dans l’indifférence la plus complète. Jeune con.