Complicit: Relations toxiques
C’est une histoire digne de David et Goliath: celle de travailleurs chinois tombés malades après avoir manipulé des produits toxiques pour fabriquer des téléphones intelligents qui tentent d’obtenir réparation de la part de puissantes multinationales.
Heather White et Lynn Zhang ont surmonté plusieurs obstacles et pris de nombreux risques pour montrer à l’écran la dure réalité de ces travailleurs. Leur documentaire, Complicit, est projeté à Montréal dans le cadre de Cinéma sous les étoiles. Métro s’est entretenu avec la coréalisatrice Heather White.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser aux problèmes de santé des travailleurs de l’électronique en Chine?
Je suis allée en Chine en 2013 faire de la recherche pour un livre au sujet des très grandes usines de fabrication d’appareils électroniques. Le sujet principal du livre devait être l’impact global de cette montée industrielle. Cependant, comme je n’ai pas écrit de livre, inutile de vous en dire davantage. (Rires)
Au lieu d’écrire un livre, vous avez fait ce documentaire.
Oui! Le premier chapitre du livre devait être le suivi d’un article publié 10 ans auparavant qui parlait de cliniques mises sur pied pour s’occuper d’adolescents empoisonnés en travaillant dans des usines où sont fabriqués des téléphones intelligents. J’ai toujours voulu trouver ces cliniques, rencontrer les patients et voir si les choses avaient changé. Ce documentaire, ce n’est que le premier chapitre du livre que je devais rédiger. À ce rythme, il me faudra 30 ans pour l’écrire!
Prévoyez-vous le faire?
J’ai un défi. La Chine est engagée dans une campagne très agressive contre les travailleurs humanitaires, les activistes et même les avocats qui les représentent. On voit d’ailleurs dans le documentaire une ONG se faire démanteler. Toutes les organisations avec qui on a travaillé ont été fermées, elles ne peuvent plus faire leur travail. Dans ce contexte, on ne pourrait plus entrer en contact avec les travailleurs, parce que c’est devenu trop risqué pour eux de donner des entrevues.
Parmi ces travailleurs, il y a Yi Yeting. Bien qu’il souffre lui-même d’une leucémie, il consacre toute son énergie à aider les autres ouvriers qui, comme lui, ont été empoisonnés. Qu’est-ce qui vous a le plus impressionnée chez lui?
Yi est vraiment un héros. Vous avez ici une personne qui vit dans une des sociétés les plus répressives du monde, avec la leucémie, et qui se dévoue quotidiennement pour aider les gens dans une situation similaire à la sienne. Il veut réellement les accompagner dans leur lutte pour obtenir les compensations et bénéfices qu’ils méritent. Il est une figure de grand frère pour eux. Il a lui-même mené un combat contre son employeur, qu’on n’a pas couvert dans le film.
Une autre protagoniste de votre documentaire est Xiao, une adolescente qui, comme des millions d’autres Chinois, a quitté sa famille et son village pour travailler en ville. Comment son histoire vous a-t-elle émue?
Elle nous a vraiment touchées, ma coréalisatrice et moi. Nous l’avons rencontrée avec son groupe de malades dans le jardin de leur hôpital, pendant qu’elle prenait l’air. De toutes les jeunes femmes à qui j’ai parlé, c’est elle qui m’a le plus impressionnée par son attitude positive et sa volonté de partager son expérience. Elle est unique aussi, parce qu’elle a vécu beaucoup de difficultés avant même de travailler en usine. La stigmatisation, elle connaissait déjà [son visage est couvert de cicatrices d’une brûlure accidentelle]. En effet, ces travailleurs se font stigmatiser… Les gens se demandent s’ils sont contagieux, s’ils se feront demander de l’argent pour couvrir leur facture médicale… C’est dommage, parce que la Chine est un pays d’ouvriers. C’est un énorme obstacle à surmonter pour eux. Xiao est un symbole intéressant de toutes ces choses.
Votre démarche s’apparente au journalisme d’enquête. Quel a été le plus grand défi rencontré pour faire ce film?
Je me fais souvent poser des questions sur le tournage en caméra cachée que nous avons fait, mais cet aspect n’était pas aussi difficile que de trouver du financement pour réaliser ce film. En 2014, nous avons sorti un démo de 10 minutes sur YouTube qui est devenu viral: 1,2 million de personnes l’ont vu et plus de 400 articles ont été publiés à son sujet. Malgré tout, ça n’a convaincu aucun producteur aux États-Unis de nous financer pour qu’on puisse terminer le film.
Est-ce parce que vous traitiez d’un sujet délicat?
Je trouvais ironique qu’aucun grand festival de cinéma commandité par des marques comme Apple n’ait projeté Complicit, même si on n’avait aucun problème à participer à toutes sortes d’autres événements. Ça montre l’influence de ces multinationales sur la société, notamment sur les arts. Sans tirer de conclusion, je fais des liens.
«On voulait passer le message qu’il est possible de provoquer du changement. C’est ce que Steve Jobs disait lui-même; il avait raison!»-Heather White
Parlant d’ironie, on voit des personnes tombées malades dans le processus de fabrication des téléphones intelligents utiliser ces appareils durant le film. Ils sont vraiment devenus indispensables…
Oui! Et moi aussi, comme réalisatrice, je suis sur mon téléphone intelligent à longueur de journée! On ne peut pas s’en passer, à moins de prendre un virage radical. D’où l’importance de demander des changements aux compagnies pour qu’elles rendent la fabrication de ces appareils plus sécuritaire.
Dans un moment surréel de votre film, Terry Gou, le PDG de Foxconn (le plus important fournisseur d’appareils électroniques du monde), réagit à une enquête du Daily Mail sur les empoisonnements de travailleurs en disant que ce journal britannique devrait plutôt enquêter sur le décès de Lady Di. Avez-vous essayé de l’interviewer?
Foxconn n’a jamais répondu à mes nombreux courriels; même chose pour Apple. Je me suis déjà fait dire d’envoyer mes demandes à info@apple.com. C’est sûr que je n’aurais jamais eu de réponse comme ça! On voit dans le film une mère tenter de joindre Foxconn. Elle avait 16 numéros différents, et aucun n’a fonctionné! Ces compagnies ont décidé que ce serait mieux pour elles de garder le silence. Comment parler de cancer chez les ouvriers qui fabriquent vos produits?
Le film se termine sur une citation de Steve Jobs qui fait, disons, rire noir. Quel était le but de conclure le documentaire ainsi?
C’est vraiment pour montrer l’ironie. J’ai essayé de ne pas donner de leçon, de ne pas dire au public quoi penser, mais plutôt de le laisser se faire une tête sur le sujet en découvrant les histoires et les expériences des travailleurs. Les gens rient à tout coup quand la citation apparaît à la fin. On m’a souvent demandé, au sujet du titre du documentaire, qui on traitait de complice. Pour moi, ce sont vraiment les marques, qui font plus de profits que jamais. J’ai été très contente de la réponse des gens du public, qui sentent que c’est sur leurs épaules, à titre de consommateurs, que repose cette complicité. Je ne voulais pas envoyer ce message, mais le fait qu’on se pose ces questions est très satisfaisant.
Complicit est présenté Ce soir à 20h45 au parc Saint-Gabriel et le 9 août à 20h40 au parc Molson. Entrée gratuite.