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Devoir de résistance

Fanny Britt
Fanny Britt Photo: Josie Desmarais/Métro

Si elle avait été approchée spécifiquement pour monter un spectacle portant sur les 30 ans de la tragédie de Polytechnique, l’autrice et dramaturge Fanny Britt aurait probablement décliné l’invitation. «Je pense que j’aurais été très, très intimidée par l’importance du sujet», dit-elle. Mais lorsqu’elle a su que la carte blanche que lui offrait le Centre du théâtre d’aujourd’hui (CTD’A) coïncidait avec la date du triste anniversaire, elle a senti un devoir de résistance.

Dès le début, c’était clair que je ne me sentais pas habilitée à faire un spectacle portant sur Polytechnique», précise d’emblée la conceptrice et metteuse en scène de Pièce de résistance, événement qui n’aura que deux représentations, conformément à la formule de la série Aujourd’hui, je passe à l’Histoire! du CTD’A.

L’an dernier, pour célébrer son 50e anniversaire, l’institution théâtrale avait convié diverses personnalités artistiques à monter un spectacle éphémère. Fort de son succès, la série a été renouvelée cette année.

C’est dans ce contexte que Fanny Britt (Jane, le renard et moi, Les maisons, Les retranchées) a été approchée. «Tout d’un coup, je me suis dit: “Je pourrais parler de ça.”»

Ça. Cet événement traumatisant, bouleversant, inoubliable. Un sujet hyper sensible et si délicat à traiter. Il y a de quoi être intimidée, en effet. C’est pourquoi l’autrice et dramaturge a choisi de l’aborder en célébrant la prise de parole des femmes.

«Ça m’a inspirée de donner la parole aux femmes qui ont résisté au fil du temps, par le courage de leurs convictions, à celles qui ont pris la parole dans l’espace public, qui ont résisté aux assauts malgré ce que leurs propos suscitaient comme controverse ou comme dédain au sein d’une certaine société», avance-t-elle, citant quelques femmes qui l’inspirent, dont Virginia Woolf, Virginie Despentes, Martine Delvaux, Anne-Marie Beaudoin-Bégin, Adèle Haenel et Melissa Mollen Dupuis.

«Je me rends compte que, dans mes lectures, je vais souvent chercher les voix des femmes. Ça m’encourage à porter le poids de chaque journée dans un monde que je trouve souvent rough, du moins pour une hypersensible comme moi!»

La notion de résistance, qui se fraye un chemin jusque dans le titre du spectacle, est d’une importance capitale pour l’artiste. «La première chose que j’ai notée dans mon cahier quand Sylvain [Bélanger, directeur artistique du CTD’A] m’a proposé la soirée, c’est les mots “résistance” et “réconfort”. Je voulais mettre les deux ensemble. Je voulais montrer que ce contraste n’est pas forcément contradictoire; il peut être très compatible. Ça fait du bien de résister.»

La parole des femmes nommées ci-haut et de tant d’autres comble chez elle ces deux besoins. Et quoi de plus réconfortant que de résister avec des amies? La solidarité étant un baume pour l’âme, Fanny Britt a invité cinq précieuses complices artistes à partager la scène avec elle: Émilie Bibeau, Alexia Bürger, Eveline Gélinas, Johanne Haberlin et Émilie Laforest.

«Ce sont de vraies amies dans la vraie vie, insiste-t-elle. Cette intimité, elle n’est pas fortuite. Je voulais l’amener sur scène parce que j’avais besoin de faire une sorte de mise en abyme, un symbole de la solidarité et de l’amitié. Et aussi, elles sont de super bonnes comédiennes!» ajoute-t-elle en riant.

«J’ai toujours envie de mettre de l’avant cette idée qu’ensemble, on résiste mieux et qu’on peut être plus fortes que la somme de nos parties.» Fanny Britt

6 décembre 1989

Tour à tour, ces femmes prendront la parole, récitant des textes de leur cru ainsi que ceux de femmes éloquentes. Fanny Britt, elle, racontera comment elle a vécu le 6 décembre 1989, alors qu’elle était âgée de 12 ans.

«Je donnais un concert de Noël avec ma chorale de filles ce soir-là, se souvient-elle. Une des 14 victimes de Polytechnique était une ancienne de la chorale et de notre école. Quand on a appris la nouvelle, on a vécu non seulement l’ébranlement de l’événement public qui était en train de se produire, mais aussi l’ébranlement intime de certaines des plus vieilles qui la connaissaient, qui l’avaient côtoyée. Je me souviens avoir été à la fois très bouleversée par l’événement et aussi portée par le groupe, par sa solidarité.»

Dans son récit personnel, l’artiste établit des parallèles entre son vécu et celui de certains de ses proches de l’époque, notamment le directeur de sa chorale, «un homme très bienveillant», et sa mère, qui avait alors l’âge qu’elle a aujourd’hui. Ce faisant, elle souhaite leur rendre hommage. «Ma mère était monoparentale avec trois enfants, elle vivait dans une certaine précarité. J’essaie de me mettre à sa place, j’essaie d’imaginer comment elle devait se sentir, quelles peurs et quelles réflexions ça a dû susciter chez elle.»

Cela dit, Pièce de résistance n’est pas une commémoration de Polytechnique, bien que ces événements sont essentiels aux yeux de la créatrice. «Je pense que j’en dis long simplement par le récit de mon point de vue, c’est-à-dire où moi j’étais quand c’est arrivé, de ma perception du monde à cette époque et où étaient mes repères de force, de résilience, d’égalité et d’affranchissement», poursuit-elle.

Car cette tragédie a marqué la fin de l’innocence pour elle et pour les femmes du Québec en 1989. «Pour moi, il y a un avant et un après. J’ai l’impression qu’on n’a plus eu les moyens de regarder naïvement notre société à partir de ce jour.»

Rester debout

Dans ce spectacle qu’elle décrit comme étant à mi-chemin entre la lecture et l’art performance, les chants de Noël, qui évoquent le réconfort ainsi que son souvenir des événements, feront le pont entre les différents tableaux.

«Il va y avoir un mélange de musique, de lecture, de présence scénique, qui va en faire une soirée qui, espérons-le, sera singulière et nous ressemblera, et qui ne donnera pas juste envie de s’aimer et de faire entrer l’esprit de Noël en nous, mais aussi de se révolter et de rester debout. C’est vraiment important pour moi. Je ne veux pas simplement que ça fasse du bien et que ça réconforte, je veux que ça stimule, que ça fâche et que ça donne envie de rester debout.»

Ce double objectif est au cœur de la démarche artistique de Fanny Britt, qui livrait en 2013 un plaidoyer pour l’ambigüité dans son remarquable essai Les tranchées.

«C’est LA chose que j’examine et que je tente d’explorer le plus dans l’écriture : comment faire de l’inconfort, de l’ambigüité, de la zone pas assise, pas reposée dans son siège, de cet état de tension, de friction, une manière d’aborder le monde qui soit potentiellement fertile, pour à la fois avoir les yeux ouverts sur ce qui se passe autour de nous et sur nos angles morts, sur les choses qu’on ne voit pas, et y trouver un sens.»


Un peu d’info

Pièce de résistance

Ce soir et demain à 20 h au CTD’A

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