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L’employé idéal est-il – encore – masculin ?

Photo: tsyhun/123RF

Selon des études, le monde du travail serait conçu pour des hommes, qui bénéficient de privilèges. Par exemple, le recrutement présuppose un employé idéal qui ne s’occupe pas d’enfants, donc un homme, et ce, même si les taux de natalité et les formes de parentalité évoluent. Le télétravail n’est pas la solution miracle pour toutes. Des employeurs sont frileux et des injustices pourraient persister.

Par Claudine Mangen, Concordia University

Quand Sheryl Sandberg a publié son ouvrage « Lean-In », il a connu un succès immédiat. La directrice des opérations de Facebook y explique comment les femmes peuvent agir pour mieux réussir. Le message sous-jacent ? C’est aux femmes de s’adapter au monde professionnel.

Ce message est problématique : il suppose que le monde professionnel est structuré équitablement pour les femmes.

Bien avant l’ère du « Lean-In », en 1990, Joan Acker, sociologue américaine, a publié une étude qui remet en question cette présomption en décrivant comment les entreprises sont genrées. Sous-jacent à leur fonctionnement est un employé idéal, masculin. Les employés hommes bénéficient ainsi d’un privilège que les femmes, elles, vivent comme un frein.

Depuis 1990, les entreprises ont eu le temps de réviser leur employé idéal. Hélas, elles ne l’ont pas fait. Des interviews que Sophie Audousset-Coulier, professeure à l’Université Concordia, et moi avons faits en 2017 et 2018 avec 32 femmes siégeant sur des conseils d’administration au Canada illustrent la pérennité de l’idéal masculin.

Le travail de soin

Cela commence dès le recrutement. Lors de nos interviews, Madame X évoque la crainte d’être pénalisée pour une maternité possible : « C’est sûr qu’ils ne peuvent pas me le demander, mais ils se posent tous la question : ‘Bien là, vas-tu avoir un enfant ?’ » Elle précise qu’un homme vivrait une expérience différente, car les recruteurs présumeraient que sa conjointe s’occuperait d’un enfant.

Le recrutement présuppose un employé idéal qui ne s’occupe pas d’enfants, donc un homme. Le travail de soin, domestique, est largement porté par les femmes, qui en font 3.9 heures par jour comparé à 2.4 heures par jour pour les hommes. Le recrutement présuppose aussi une masculinité particulière, incarnée par un homme qui ne s’implique pas ou peu dans le travail de soin. Pourtant, de plus en plus de pères y participent.

Passé le recrutement, l’employé idéal masculin persévère. Les femmes organisent leurs journées autour du présentéisme, cette obligation d’être physiquement présent au travail pendant de longues heures.

Madame Y raconte comment une employée, une mère de famille, voulait quitter son poste, n’arrivant plus à faire son travail de soin. Madame Y lui a proposé de télétravailler une journée par semaine. L’employée lui a avoué que cette flexibilité « a changé toute sa vie parce que dans cette journée-là, elle réussissait à faire tout ce qu’elle faisait normalement les fins de semaine, mais tout en faisant son travail parce qu’elle épargnait une heure pour aller au travail le matin, une heure pour revenir le soir ».

Le présentéisme fait abstraction du travail de soin, pénalisant ainsi les femmes qui le portent encore largement, comme on l’a vu lors de la pandémie. Puisque cette dernière a généralisé le télétravail, le présentéisme pourrait évoluer et changer. Cependant, le risque est un système à deux vitesses dans lequel les femmes font du télétravail tandis que les hommes vont physiquement au bureau. L’importance du réseautage en personne, la productivité plus faible liée au télétravail et sa stigmatisation traditionnelle, et enfin son impact nocif sur les promotions pourraient, de nouveau, pénaliser les femmes.


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Des compétences masculines

Au sommet, l’idéal masculin est aussi au rendez-vous. Les postes au conseil d’administration sont définis de façon à encourager le recrutement masculin. Madame Z précise : « les spécifications pour les nouveaux postes sont écrites afin de décrire des personnes avec lesquelles le conseil se sent à l’aise. C’est-à-dire, des gens qui pensent comme nous ».

Ce recrutement privilégie les hommes, qui détiennent 83 % des sièges sur les conseils. Les conseils d’administration demandent souvent une expérience au comité exécutif. Or, 90 % des personnes qui siègent au comité exécutif et 96 % des PDG sont des hommes.

Finalement, les compétences recherchées sont souvent financières ou techniques, détenues plus par les hommes. Ainsi, ils représentent 87 % des directeurs financiers (CFO). En sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STIM), les écarts entre hommes et femmes restent impressionnants : deux fois plus d’hommes (69,8 %) que de femmes (30,2 %) sont titulaires d’un diplôme STIM. Et après avoir obtenu ce diplôme, 42 % des hommes contre 23 % des femmes restent dans ce milieu et y travaillent.

Quelles solutions ?

Les entreprises souhaitant résoudre ce problème de parité homme/femme doivent commencer par identifier leur idéal. Ont-elles une vision précise d’un employé idéal ? Qui est cet employé, quelles sont ses activités ? Cette vision est-elle alignée avec les opportunités et défis futurs de l’organisation ? Comment peut-elle être révisée afin que l’organisation soit plus inclusive et ne se prive pas des meilleurs employés ?

En explorant ces questions, les organisations doivent prêter attention aux biais inconscients, qui peuvent influencer la façon dont est imaginé l’employé idéal lors des différentes étapes clé d’une carrière.

Par exemple, lors du recrutement, le biais inconscient peut influencer la manière dont l’entretien est mené, et le genre de questions posées aux personnes candidates. De plus, les organisations doivent examiner leurs procédures, politiques et pratiques, qui peuvent se baser — consciemment ou pas — sur un employé idéal masculin. Les procédures d’évaluation de performance et de promotion, par exemple, peuvent codifier des attributs davantage associés aux hommes qu’aux femmes, tels que des compétences techniques et financières, plutôt que des attributs qui assurent un avenir durable à l’entreprise.

Bref, on doit aller plus loin que de dire aux femmes de s’adapter. Le « Lean-In » est seulement une partie de l’équation complexe que constituent l’équité, la diversité, et l’inclusion. Une autre partie, cruciale, appartient aux entreprises, particulièrement à leurs leaders, qui peuvent changer la donne.


Note : les noms des personnes interviewées ont été changés et toute mention pouvant les identifier a été enlevée afin de protéger leur anonymat.

Claudine Mangen, RBC Professor in Responsible Organizations and Associate Professor, Concordia University

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

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