Pourquoi on mange des fruits de mer importés plutôt que les nôtres
Vous salivez à la vue d’un plat de fruits de mer et de poisson frais? Ça tombe bien, parce qu’on en produit en quantité! Sauf que… Ceux que l’on consomme ne viennent pas de chez nous. On les importe d’autres continents, et on exporte nos pêches. Alors que certains lancent des initiatives et tentent de nager à contre-courant, Métro vous explique ce parfait paradoxe.
Avec le Saint-Laurent qui traverse la province avant de se jeter dans l’Atlantique, les richesses marines ne manquent pas. Pourtant, 81% des poissons et fruits de mer qui y sont pêchés sont envoyés ailleurs, tandis que 89% des produits de la mer qu’on met dans notre assiette sont issus de l’importation.
Une situation quelque peu absurde qui s’explique notamment par des raisons historiques, rapporte Gabriel Bourgault-Faucher, chercheur à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) et membre du collectif Mange ton Saint-Laurent, qui œuvre à faire connaître les ressources comestibles du fleuve.
«Dès leur arrivée en Amérique du Nord, les Européens se sont inscrits dans une logique colonialiste avec un modèle de développement tourné vers l’exportation, explique-t-il. Ils se sont rapidement installés près des bancs de morue, dont le commerce triangulaire se faisait à la fois vers l’Europe et vers les Antilles pour nourrir les esclaves.»
En quelques siècles, notre rapport aux ressources aquatiques n’a pas beaucoup évolué selon lui. Nous suivons encore un modèle extractiviste et nous considérons toujours ces ressources comme une marchandise plutôt qu’une denrée alimentaire qui pourrait nourrir la population.
Par ailleurs, le goût des Québécois.es pour le poisson et autres mets de la mer s’est développé et raffiné assez récemment, souligne Gabriel Bourgault-Faucher.
«Jusqu’au milieu du 20e siècle, la consommation de poisson et de fruits de mer était plutôt faible au Québec. C’était des aliments un peu mal aimés, réservés aux jours de maigre imposés par le clergé catholique, les vendredis. Dans les années 1960, notamment avec l’Expo 67, on s’ouvre sur le monde, on découvre par exemple les sushis, on prend plaisir à manger des poissons et fruits de mer, mais ce sont surtout des grosses crevettes, du saumon ou du thon rouge importés», précise le chercheur.
En 2022, on est complètement ailleurs sur le plan de la demande. Notre consommation est telle que même si toute la production et la pêche locales étaient redirigées vers le marché intérieur, cela ne suffirait pas à satisfaire l’appétit des Québécois.es. Pour répondre à cette forte demande, la grande distribution a progressivement importé de plus en plus de produits de la mer de l’étranger, proposant des poissons et fruits de mer moins chers, mais aussi de moins bonne qualité.
Trop chers ou introuvables?
Le système de distribution étant encore presque entièrement tourné vers l’exportation, les poissons et fruits de mer du Québec sont difficilement accessibles aux consommateur.trice.s et quand ils le sont, leur prix est généralement plus élevé puisque la concurrence des gros joueurs de l’industrie de la pêche est trop forte.
Alors, cet écart de prix est-il dissuasif? «En ce moment oui, répond l’économiste, en ce que les produits aquatiques du Québec sont confrontés à une concurrence quasiment déloyale de grandes firmes agroalimentaires étrangères» qui fournissent des produits de qualité moindre, font appel à de la main-d’œuvre bon marché et ne sont pas soumises à des normes éthiques ou environnementales.
Par le passé, les chefs et restaurateur.trice.s qui ont essayé de se tourner vers des produits de la pêche locale se sont ainsi heurté.e.s à plusieurs difficultés, notamment pour faire acheminer ces produits en petite quantité jusqu’à Montréal.
«Depuis les débuts de Toqué!, dans les années 1990, on a travaillé à développer une cuisine autour de nos beaux produits d’ici, mais c’est vrai que c’était parfois essoufflant, témoigne le chef Normand Laprise. Quand t’es seul et que tu demandes qu’on t’envoie à Montréal 50 livres de flétan, ou une commande de pétoncles, tu ne fais pas le poids. C’est toute une logistique et les pêcheurs préfèrent vendre de plus grosses quantités parce que c’est plus rentable, quitte à tout exporter vers les États-Unis.»
En moyenne, chaque année au Québec*:
- 70 388 tonnes de poissons et de fruits de mer sont consommées.
- 54 961 tonnes de poissons et de fruits de mer sont produites ou pêchées. De ce nombre, plus de 44 000 tonnes sont destinées à être exportées.
*D’après des données portant sur la période allant de 2015 à 2018. Chiffres tirés du rapport de l’IRÉC intitulé L’économie des pêches au Québec, analyse et propositions pour favoriser la commercialisation des produits de la mer du Québec sur le marché domestique, publié en 2021.
Changer de paradigme
Face à ce constat, le collectif de restaurateur.trice.s La Table Ronde a entrepris d’aller à la rencontre des pêcheurs, des éleveurs et des distributeurs pour leur proposer d’acheter leurs produits en grande quantité. En août dernier, son projet pilote, «l’opération crabe», a ainsi permis à des dizaines de restaurants de servir à leurs tables du crabe commun du Québec acheté collectivement. Cet automne, le collectif a renouvelé l’expérience, cette fois-ci avec l’oursin.
«Personne n’est de mauvaise foi et personne n’est contre l’idée de vendre plus de ces produits au Québec, mais les producteurs, les pêcheurs et les distributeurs ont besoin qu’on leur prouve que ça fonctionne», explique Félix-Antoine Joli-Cœur, secrétaire général de La Table Ronde.
Les restaurateurs sont les trendsetters et on a observé que les consommateurs suivent le mouvement. Le crabe [du Québec] s’est même retrouvé au marché Jean-Talon! On a une liste d’une centaine de produits du terroir de très grande qualité qu’on aimerait faire connaître de la même manière.
Félix-Antoine Joli-Cœur, secrétaire général du collectif La Table Ronde
Si La Table Ronde compte y aller un produit à la fois, au fil du temps, on pourrait avoir la chance de (re)découvrir notamment les huîtres du Saint-Laurent, le thon de la Gaspésie, le calmar des Îles-de-la-Madeleine, mais aussi des produits de la terre, comme les viandes de gibier ou la truffe du Québec.
Et les Québécois.es seront au rendez-vous, croit Normand Laprise: «La clientèle est très curieuse et elle aime être surprise. En plus, avec cette initiative, les oursins d’ici sont pêchés le lundi et servis le mardi, et on le sait, le secret d’un bon poisson, d’un bon fruit de mer, c’est la fraîcheur! Donc on leur offre le meilleur en termes de qualité.»
Tous gagnants
En plus d’être bénéfique pour les restaurateur.trice.s et les foodies toujours en quête de nouvelles saveurs, développer un marché local pour les produits de la mer au Québec pourrait aussi avoir des retombées positives pour tous les maillons de la chaîne de l’industrie de la pêche.
«Raccourcir la chaîne de distribution et conserver une plus grande part de la production ici permettrait de mieux capter la valeur des produits. Ça serait très positif pour les communautés côtières qui seraient redynamisées», explique Gabriel Bourgault-Faucher.
Par exemple, plutôt que de vendre le crabe commun à l’international, où il sera transformé et revendu plus cher, on pourrait créer ici des usines de transformation pour vendre sa chair directement aux restaurateur.trices ou même à l’épicerie, illustre le chercheur en économie.
Mais pour que ça fonctionne, l’État a aussi un rôle à jouer. Le cadre législatif devrait être adapté pour favoriser le développement des activités des plus petites entreprises locales.
«En ce moment, les détaillants, les poissonneries et les restaurants ne sont pas obligés d’indiquer la provenance des poissons et fruits de mer qu’ils vendent. On ne sait rien du lieu de production, de transformation ni des méthodes de pêche, ce qui ne permet pas aux gens de faire un choix éclairé au moment d’acheter, déplore M. Bourgault-Faucher. Le gouvernement pourrait travailler à imposer un cadre législatif plus protectionniste et à mettre en place des normes environnementales et éthiques.»