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Les féministes russes protestent contre la guerre en Ukraine

Poings serrés d'une femme
Photo: iStock

La guerre en Ukraine est loin de faire l’unanimité dans le monde, même en Russie où citoyens et citoyennes se mobilisent contre le conflit. Voici une analyse de Maria Silina, professeur associée au département d’Histoire de l’art, Université du Québec à Montréal (UQAM)


ANALYSE – Dès l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine a décrété des lois draconiennes de propagande. Ceux qui dénoncent la guerre et les crimes de la Russie s’exposent à 15 ans d’emprisonnement.

Ce faisant, il a anéanti un paysage médiatique riche et varié.

Avec mes collaboratrices en histoire de l’art Yi Gu et Analays Alvarez, je m’intéresse depuis 2020 à la scène artistique indépendante et alternative en Russie, à Cuba et en Chine. Mais ce travail sur l’art soviétique et la scène artistique russe contemporaine, qui met l’accent sur l’activisme, a pris une importance vitale avec la guerre. Un certain nombre d’artistes se sont tournés vers la scène artistique clandestine, notamment le mouvement «Partizaning» (du russe Partizan, guérillero), dont les adeptes mènent une guérilla artistique d’infiltration pour protester contre l’invasion russe en Ukraine.

La censure officielle et la surveillance policière ont rendu quasi impossibles les moyens «classique» d’agitation et d’action médiatiques, comme les foules éclairs. En réaction, un grand nombre de femmes et de personnes de genre non conforme cherchent à interpeller leurs 144 millions de concitoyens à travers un vaste réseau décentralisé qui coordonne des actions directes spontanées, telles que des manifestations dans des quartiers résidentiels et des sabotages.

Le mouvement Résistance féministe antiguerre est une communauté russophone décentralisée. Auto-organisé pour gérer des actions de résistance antiguerre, il communique avec ses membres et sympathisants à travers la plate-forme de messagerie instantanée Telegram.

Ce média social sécurisé réunit par ailleurs d’autres groupes de militants aux vues semblables et qui cherchent à exprimer leur opposition à la guerre en Ukraine de manière plus ou moins coordonnée.

Militantisme féminin, queer, trans

Au cours des dernières semaines, j’ai interviewé des artistes et des militants en Russie qui, à ma grande surprise, sont très majoritairement des femmes, des homosexuels et des transsexuels — alors que ceux-ci ont habituellement le militantisme discret en raison des lois homophobes russes.

Dès les premiers jours de la guerre, les protestations collectives ou individuelles se sont orientées vers les médias sociaux afin de mobiliser le plus grand nombre de citoyens.

Ils ont manifesté à travers des slogans et des affiches qui exploitent le pouvoir du langage. Ils ont dévoilé la force brutale de la police en filmant les arrestations violentes après qu’un manifestant eut défié plusieurs hommes lourdement armés. Ils ont inventé une manière ludique de transgresser la communication officielle par les symboles et les affiches pour remettre en question publiquement les actions gouvernementales et la guerre instiguées par le président Poutine.

Cette approche d’intervention appelée «détournement», qui remonte aux années 1950, consiste à imiter la propagande pour la ridiculiser. Elle a été fréquemment reprise dans les récents mouvements de résistance, comme en Turquie en 2013.

Manifestations sur la place publique

À la mi-mars, par exemple, devant la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou, Anastasia Parshkova a brandi une affiche citant l’un des dix commandements: «Tu ne tueras point».

L’artiste a été arrêtée, mais l’image a été largement partagée sur les réseaux sociaux parce qu’elle jouait habilement avec le conformisme religieux et l’idéologie militaire. Un simple slogan du genre « Non à la guerre » n’aurait pas suscité autant d’attention médiatique, même si la manifestante avait été arrêtée de toute façon.

Durant les six premières semaines de guerre, les autorités ont arrêté, mis à l’amende ou détenu quelque 15 400 personnes ayant participé à des manifestations.

La résistance au quotidien

Bas de vignette: Une affiche «Non à la guerre» d’un auteur anonyme. (Résistance féministe antiguerre, gracieuseté de l’autrice.)

Contrairement aux manifestations publiques, les actes de résistance quotidiens ne sont pas destinés à attirer l’attention des médias. Au contraire, ces actions répétitives et publiques, menées principalement par des femmes, des personnes de genre non conforme ou des étudiant.es, sont conçues pour interpeller les citoyens ordinaires dans leur quotidien.

Une militante, travailleuse culturelle de la communauté LGBTQ+ moscovite, a partagé son histoire lors d’un entretien avec moi (elle a demandé l’anonymat).

Pendant les premiers jours de la guerre, elle cherchait à former un groupe pour distribuer des autocollants contre la guerre dans son quartier, et c’est ainsi qu’elle s’est intégrée au mouvement Résistance féministe antiguerre.

L’initiative est coordonnée par des militantes. Certaines sont des personnalités publiques, comme la poétesse Daria Serenko. D’autres ne vivent plus en Russie ou l’ont récemment fui, selon les informations reçues de l’une des coordinatrices, qui s’est installée ailleurs en Europe. Le groupe compte désormais plus de 26 000 utilisateurs.

Pastiches, infiltrations et performances

Unis par cette action collective, des citoyens et des citoyennes ordinaires de partout au pays s’impliquent et proposent leur aide pour concevoir, imprimer et distribuer des informations antiguerre.

Les autocollants à slogan, tel que «Non à la guerre», sont populaires, mais d’autres préfèrent des tactiques d’infiltration artistique, notamment par des contrefaçons d’affiches officielles.

Par exemple, certaines affiches ressemblent à celles pour des personnes portées disparues, sauf qu’elles informent plutôt le public sur les soldats russes tués ou disparus, et invitent le public à manifester contre la guerre.

Les militants écrivent également des messages antiguerre sur les billets de banque et les pièces de monnaie. Ils estiment que cette approche peut court-circuiter la propagande officielle, notamment chez les personnes âgées, grandes utilisatrices d’argent liquide.

Selon les personnes que j’ai interrogées, l’expression publique de sa peine et de son chagrin est encore une autre manière de protester dans une société où la répression du discours politique direct produit un effet paralysant. Ainsi, pleurer dans les transports publics permet aux passagers d’être témoins d’émotions qui sont largement réprimées et censurées par une propagande ouvertement militariste.

La performance est encore une autre forme de protestation, comme ces «femmes en noir», qui apparaissent en public habillées en veuves. Selon des militants anonymes, certaines auraient été arrêtées.

La surveillance policière omniprésente pousse la société à inventer de nouveaux modes d’action politique directe. Même si certaines personnalités publiques, journalistes et universitaires utilisent les médias traditionnels pour protester contre la guerre, il demeure possible d’opérer une résistance à grande échelle indépendamment des médias.

Les réseaux sociaux sont désormais utilisés par des femmes et des individus de genre non conforme pour coordonner anonymement une résistance à la fois obstinée et capable de toucher la population russe dans son quotidien.

Maria Silina, professeur associée au département d’Histoire de l’art, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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La Conversation

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