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Libérer les seins, un combat féministe capital

Photo: Istock

ÉDITORIAL – Ça paraît ridicule, je sais. Des femmes les boules à l’air? Lol. Pffff. Héhéhé.

L’affaire d’Éloÿse Paquet Poisson, qui a été interpellée par la police de Québec la semaine dernière – et la viralité du sujet depuis – me rappelle quand, il y a huit ans, je me suis moi-même baladée seins nus sur Sainte-Catherine pour un reportage.

Si j’avais été un homme, ce geste serait passé inaperçu. Parce que j’étais une femme, l’article que j’ai écrit à l’époque a enregistré deux millions de clics et il a carrément transformé ma vie, pour le meilleur et pour le pire.

Qu’une femme se présente en public seins nus n’est pas illégal, les policiers qui ont interpellé Éloÿse Paquet Poisson ont bien été forcés de le reconnaître. Pourtant, très peu de femmes se présentent ainsi, comme les hommes, dans les parcs et la rue, sur les plages et à la piscine. Et quand de rares s’y risquent, il y a des conséquences. C’est ça, la force d’une injonction sociale: même si une chose est techniquement permise, on n’ose pas la faire.

Superficiel?

La libération des seins, #freethenipple, est souvent perçue comme un enjeu superficiel, voire ridicule, de la grande quête de l’égalité homme-femme. Il m’apparaît fondamental.

On parle ici de l’exposition directe des seins au soleil, mais l’enjeu est beaucoup plus global et beaucoup plus insidieux. Car même quand on porte un chandail, il n’y a qu’une seule bonne manière dans notre culture d’avoir des seins et de se trouver dans l’espace public: en les cachant sous une brassière.

Pour ma part, j’ai arrêté de porter la brassière, ce dérivé du corset, à 20 ans. Depuis, tous les matins devant ma garde-robe, la question se présente à moi: comment vais-je faire aujourd’hui pour exister dans l’espace public sans avoir l’air trop indécente/hippy/pas féminine/pas professionnelle/difforme/provocante/laide/asking for it/attention whore/séditieuse/salope?

Tous les matins, je réfléchis à la manière dont je vais censurer mon corps.

Des millions de femmes anticipent ce problème quotidiennement. Pour la majorité, la réponse est simple et relève du réflexe: se cacher. Accepter la règle. Je ne les juge pas, je les comprends.

Personnellement, je trouve la brassière si inconfortable qu’en porter une me rend irritable et nuit à ma concentration toute la journée. Mais je comprends que pour plusieurs, l’inconfort psychologique de savoir leurs seins exposés est si grand que faire autrement est inconcevable.

D’une manière ou d’une autre, nous sommes inconfortables, parce que ce qu’on nous dit, ce que nous avons intégré, c’est que cette partie de notre corps qui a l’audace de se trouver juste en dessous de notre face est problématique. Notre corps, on l’apprend très tôt, est moins acceptable que celui des hommes en société et il doit être contrôlé. Ceci est politique.

Libérer les seins, libérer les esprits

Un jour, en m’écoutant discourir sur la censure des seins, un sociologue m’a parlé du concept d’injonctions paradoxales, «le meilleur moyen de soumettre une population!».

Le contrôle par injonctions paradoxales consiste à dire à un groupe une chose et son contraire. Quand la lumière est verte, il faut s’arrêter. Quand la lumière est verte, il faut avancer. Résultat? Le groupe a l’impression d’avoir tort, peu importe ce qu’il fait, et vit dans la peur constante d’être punie. Il vit sur le qui-vive, dans l’autosurveillance, dans l’attente de la réprobation. Ça vous soumet sans arme et sans chicane.

Dans le cas des femmes, la première injonction proclame «vos corps sont sexuels, donc montrez-vous». C’est le message de la porno, de la mode, du marketing, de la culture du sex-appeal. La seconde injonction soutient avec autant de force «vos corps sont sexuels, donc cachez-vous». C’est le message des institutions, des parents, des gens sur les réseaux sociaux. Ensemble, ils prennent en otage le libre arbitre des femmes.

Les injonctions paradoxales au sujet du corps des femmes ont toujours existé, mais elles sont devenues plus fortes au cours des dernières décennies. En même temps que les femmes ont acquis des droits économiques, politiques et sociaux, comme voter, signer des chèques ou divorcer. Pour se maintenir en place, le patriarcat s’est alors replié pour aller prendre ses aises dans une autre sphère – une sphère taboue, secrète et donc propice aux règlements de compte: la sexualité. 

Le désir sexuel s’est plus que jamais nourri du tabou autour du corps des femmes, des années 70 aux années 2000. Les injonctions paradoxales sont devenues de plus en plus assourdissantes. Cachez-vous, montrez-vous, cachez-vous, montrez-vous.

En 2022, quand il est question de leurs corps, les femmes n’ont toujours pas droit à l’indifférence. Ce serait trop facile. Pensez-y. La porno devrait complètement se redéfinir. La mode devrait s’adapter. La sexualité masculine devrait être repensée. Le patriarcat et l’hétéronormativité seraient ébranlés… Les femmes se sentiraient moins illégitimes, partout, tout le temps.

Lol. Pffff. Héhéhé.

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