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La terre des tigres

Dalila Awada
Photo: Métro

Ma route a croisé celle d’Emné Nasereddine par hasard alors qu’on participait toutes les deux à une activité littéraire au parc Jarry. On a découvert cette journée-là que nos familles proviennent du même petit village montagneux du Sud-Liban, Nmairiyeh, où vivent aujourd’hui quelque 2000 âmes. On s’est même rendu compte, avec émotion, qu’on avait des liens de parenté.

Nmairiyeh, un mot arabe dérivé de «tigre», est la toile de fond de son premier recueil de poésie, La danse du figuier, publié chez Mémoire d’encrier. Emné y tisse un récit à trois voix: la sienne, celle de sa grand-mère et celle de sa mère Fadwa, décédée en 2017. Elle aborde le deuil qui s’amorce au Liban et s’étend jusqu’à Montréal. Elle effleure les traumas hérités de l’occupation israélienne qui a duré près de 20 ans dans le sud du pays, et qui demeurent, à ce jour, enfouis. Surtout, elle raconte l’amour intergénérationnel, qui est également empreint de silences, par pudeur, par habitude.

Fadwa a toujours voulu écrire, mais elle ne s’y était jamais résolue, «comme si l’écriture ne lui appartenait pas», confie Emné.

La fille se saisit du rêve de la mère et s’applique à capter la poésie partout présente: «Ma famille, au Liban, ne se rend peut-être pas compte que notre vie a toujours été faite de poésie. Le rapport à la nature, à l’eau, à la terre, la façon d’interpréter les rêves ou de lire le marc du café… Mais la poésie, et l’écriture en général, ne sont pas considérées comme l’affaire de tous.»

Dans ses travaux, le sociologue français Bernard Lahire traite de cette difficulté à s’autoriser l’écriture dans les milieux moins nantis: «Que faut-il avoir vécu et quel rapport à soi-même faut-il entretenir pour se sentir digne de laisser des traces sur soi ?» demande-t-il. Emné renchérit: «Mes tantes étaient étonnées que j’écrive à leur sujet, alors qu’elles ont des vies passionnantes. Il n’y a aucun doute, pour moi, que leur quotidien est digne d’intérêt! Je voudrais désacraliser l’écriture, la rapprocher, la rendre accessible… mais en réalité, comment et quand écrire s’il faut en plus passer la journée à travailler la terre ?»

Un geste de maternité

L’écriture est aussi de bonne compagnie pour les déraciné∙es. Emné vit aujourd’hui à Montréal, ville qu’elle tente encore de dissocier du processus d’immigration. «J’ai pensé que ça serait un lieu transitoire. Maintenant, je ne sais plus.» Son départ du village s’était fait pressant après les funérailles, irréelles, inachevées, de sa mère. Elle savait qu’elle devait désormais se poser ailleurs, pour guérir et pour écrire. Plonger, tête première, dans un long moment de contemplation.

«Dans la poésie, j’ai vu la possibilité d’habiter un lieu et d’y retrouver la tendresse des femmes qui m’ont élevée. Écrire revient à les abriter. Comme un geste de maternité», annonce-t-elle dans le prologue.

La poésie a cela de fascinant: elle relate en peu de mots de grandes histoires. Et participe, en fait, à les rendre grandioses. Grâce à Emné, notre Nmairiyeh, avec ses figuiers et ses lauriers, ses grand-mères et leur incomparable thé, ses blessé∙es de guerre, ses funérailles où les gens font la file d’un bout à l’autre de la rue pour se joindre aux familles en deuil, notre Nmairiyeh ensoleillée, est soudainement tout près.

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