Hors du commun: Jules Verne et Nicolas
Chaque semaine, la journaliste et animatrice Julie Laferrière et l’humoriste, animateur et illustrateur Pierre Brassard posent un regard original sur les usagers du transport en commun.
Ligne verte, quai de la station Place-des-Arts, direction Honoré-Beaugrand. Nous sommes vendredi. Il est 10 h 40.
Il porte une tuque du Canadien. Il est assez costaud, mais délicat en même temps. Il doit avoir une quarantaine d’années. Il a devancé de plusieurs mètres une femme qui le suit et qui a certainement 20, 25 ans de plus que lui. Elle sourit dans sa direction. «Nicolas, garde-moi une place», lui demande-t-elle, de loin.
L’homme qui vient de s’asseoir dépose le sac de la Grande Bibliothèque qu’il transporte, pour réserver un espace à côté de lui.
La dame le rejoint enfin et s’installe à ses côtés. Je comprends alors qu’ils sont en route pour retourner le lot de livres et de DVD empruntés avant les Fêtes. Tous deux échangent sur L’Ère de glace, Pirates des Caraïbes et Jules Verne.
Nicolas s’emporte et se réjouit à l’idée de relire Vingt mille lieues sous les mers pour une sixième fois. Comme ce volume était sorti lors de leur dernière visite à la bibliothèque, il avait dû se rabattre sur Le tour du monde en quatre-vingts jours, qui lui avait moins plu que l’univers des profondeurs des océans.
La dame l’encourage quand même à lire autre chose, en pressant affectueusement le pompon de sa tuque. Nicolas secoue négativement la tête en replaçant son bonnet.
Il a donc la quarantaine, c’est vrai; en termes d’années d’existence. Cependant, son âge mental semble être celui d’un garçon de 10 ans. Et cette dame, de toute évidence, est sa mère. Elle le regarde tendrement, avec peut-être au fond des yeux de l’inquiétude. Comme tous les parents, elle se demande peut-être ce que fera son fils quand elle ne sera plus là. Elle pose alors sa main sur celle de son grand enfant sans malice, qui la regarde aussi en lui demandant s’ils ne pourraient pas aller au cinéma plus tard, comme la dernière fois, avant Noël. Elle lui répond que ce n’est pas possible aujourd’hui. Il retire sa main brusquement et fait une moue magistrale.
La dame, mi-amusée, mi-agacée, ignore le «boudage» olympique de son fils.
Je me demande alors si elle se sent parfois usée. Ou si, au contraire, elle a développé avec lui une telle complicité que rien ne peut la décourager. Je me demande aussi comment elle doit se sentir, comme mère. Parfois peut-être un peu submergée? Et certainement toujours émerveillée.
Comme lui l’est par Vingt mille lieues sous les mers.