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«Chroniques de jeunesse» de Guy Delisle: Un artiste à l’usine

Guy Delisle Photo: Éditions Pow Pow/Collaboration spéciale

Le fils de Guy Delisle a aujourd’hui 17 ans. À son âge, l’illustre bédéiste travaillait l’été à l’usine de pâtes et papier de Québec tout en développant sa passion pour le dessin. Aiguillé de son légendaire sens de l’observation, l’artiste replonge dans ses années formatrices dans le roman graphique Chroniques de jeunesse.

«Si j’ai fait cette bande dessinée, c’est entre autres parce que mon fils a 17 ans maintenant, explique Guy Delisle en entrevue depuis la France, où il habite depuis plusieurs années. Je le regarde aller et ça me ramène à ce que je faisais à son âge.»

Le regard bienveillant qu’il pose dans sa BD sur l’adolescent timide et solitaire qu’il était dans les années 1980 est le même qu’il porte aujourd’hui sur son fils.

«Quelque part au début, je me disais que j’allais lui donner ce livre en disant : “Tiens, moi à ton âge je faisais ça!” Je commence à vraiment entrer dans mon rôle de vieux père!» lance à la blague l’artiste qui a eu 55 ans cette semaine.

Après avoir parcouru le monde et partagé ses observations dans les incontournables albums Pyongyang, Chroniques birmanes et Chroniques de Jérusalem, Guy Delisle a troqué ses notes de terrain pour ses souvenirs de jeunesse.

Une première pour le bédéiste qui a grandi dans la région de Québec. «Habituellement, quand je fais des chroniques, c’est à propos de voyages que je fais et à partir de notes. Là, il fallait que je replonge dans une ville et une usine.»

Une ville : Québec. Une usine : celle de pâtes et papier, aujourd’hui devenue Papiers White Birch, à l’époque la Reed Paper. C’est là qu’en 1983, un jeune Guy Delisle a été embauché comme papetier 6e main. Et c’est là que se déroule la majeure partie de ses Chroniques de jeunesse.

Pourtant, l’artiste en devenir n’y était employé que durant l’été. Le reste de l’année, il étudiait les arts plastiques au collège. Mais l’univers ouvrier de la shop, avec son décor industriel et ses collègues souvent hauts en couleur était riche à explorer.

En parallèle aux tâches ardues et complexes qu’il apprend au «moulin», on assiste au fil des pages à la naissance de la passion artistique du jeune Guy Delisle. «J’avais envie d’aborder le début… Je n’aime pas trop le terme “carrière”… Plutôt d’un parcours artistique.»

Cela dit, ses années d’études pourraient faire l’objet d’une prochaine BD, avance Guy Delisle avec prudence. «Je pourrais travailler sur d’autres souvenirs de jeunesse. Je n’y pense pas vraiment sérieusement, mais je pourrais parler un peu plus de mon parcours artistique, ce serait intéressant, mais bon… À voir!»

Le gars de la shop

Chroniques de jeunesse est peuplé des personnages qu’il a côtoyés à l’usine, des ouvriers avec qui il a souvent très peu en commun. Avec son intérêt pour le dessin et la littérature – il lisait Cent ans de solitude et Des souris et des hommes durant ses pauses –, l’adolescent qui travaillait en shorts était loin de correspondre à l’image qu’on se fait du gars de la shop.

Dans quelques scènes marquantes – et souvent très drôles –, il démontre le manque de tact ou encore de classe de certains de ses collègues. «Je décris les trucs qui m’ont le plus marqué, comme des conversations un peu choquantes. Après, il y en a quelques-uns qui étaient un peu plus dans mon style», nuance-t-il.

«Moi qui suis un peu timide, je me suis retrouvé dans un milieu ouvrier. Il y avait là un contraste intéressant.» -Guy Delisle

Sur le plan visuel, Guy Delisle a éprouvé un réel plaisir à dessiner les labyrinthes de tuyaux, les cylindres de papier, la machinerie et l’architecture Art nouveau des lieux. Pour imager ce décor avec autant de précision, il a revisité l’usine à deux reprises pour y prendre des photos. «Bon, la moitié de mes photos sont floues, mais je me suis basé là-dessus», dit-il, amusé.

Dans un style épuré aux tons de gris et aux touches d’orange, il traduit également l’atmosphère singulière des lieux qu’il compare à un décor de science-fiction : la chaleur digne d’un sauna, l’odeur de soufre, le bruit étouffant…

Des souvenirs intacts dans sa mémoire. «Quand j’y suis retourné, j’ai entendu le bruit, j’ai senti la chaleur et l’odeur de soufre qui traîne encore un peu et j’ai eu des flashs… Je me suis retrouvé à 17 ans, quoi.»

Guy Delisle assume une part de nostalgie à son récit. «C’est une période de la vie où tout est possible en fait», dit-il.

Le travail épuisant, de nuit de surcroit, a encouragé le jeune artiste à persévérer dans ses études. N’empêche que le métier de papetier a longtemps été un plan B sécurisant. «J’ai souvent pensé : si un jour tout va mal, je retournerai à l’usine faire ma job de papetier, car j’ai une expérience. Je me suis dit ça assez longtemps, même quand je travaillais en dessin animé!» dit-il en riant.

La version québécoise de Chroniques de jeunesse est-elle imprimée sur du papier de l’usine de Québec? «Ça aurait été le fun, répond Guy Delisle. Mais ils ne font pas ce genre de papier.»

On dit version québécoise, car sa BD est aussi publiée dans son pays d’adoption, où il a vécu plus de la moitié de sa vie. Ayant désormais l’accent français – tout en ponctuant ses phrases d’expressions de chez nous –, Guy Delisle a fait appel à une traductrice afin d’adapter le texte de l’édition publiée chez Pow Pow. «On a fait toute une traduction, c’était le fun», lance-t-il, enthousiaste.

Bien entendu, l’accent québécois est déjà présent dans la version française. «Il fallait que je garde la couleur comme je l’ai vécue, avec des québécismes», dit-il. Mais Guy Delisle souhaitait faire certains ajustements pour être plus représentatif du parler au Québec.

«Certains? Beaucoup d’ajustements! nous corrige-t-il. Moi, je l’ai écrit comme je parle ici. Au départ, je pensais changer seulement quelques trucs. Au final, des mots, des tournures et des phrases ont été changés dans quasiment toutes les pages.»

«L’usine, c’était lui»

Si cet ouvrage est notamment inspiré par son fils devenu adolescent, Chroniques de jeunesse met de l’avant le père de Guy Delisle, qui était dessinateur industriel à l’usine de pâtes et papier de Québec et qui est aujourd’hui décédé.

«Je me suis permis de faire cette bande dessinée après le décès de mon père. Je n’aurais pas aimé la faire pendant qu’il était vivant. J’ai trop de scrupules pour ça», avance le bédéiste.

Même si, comme on l’apprend à la lecture, il a été peu présent dans la vie de son fils, le père de Guy Delisle occupe une place centrale dans son récit, et ce, jusqu’à la toute fin. «Pour moi, l’usine c’était lui», résume l’artiste, précisant que son père y a passé toute sa carrière.

«Je ne pensais pas faire une conclusion sur lui, mais bon, quelque part, il était présent au début et au milieu de l’histoire, donc ça s’est imposé. Il fallait qu’il revienne à la fin pour que ça se boucle, sinon il aurait manqué quelque chose.»


Chroniques de jeunesse

En vente dès le 26 janvier

Aux éditions Pow Pow

 

 

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