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Convoi des camionneurs: aux origines d’un mouvement en pleine dérive

Photo: Josie Desmarais/Métro
Frédérick Guillaume Dufour, Université du Québec à Montréal (UQAM) et Djamila Mones, Université du Québec à Montréal (UQAM) - La Conversation

Le premier ministre Doug Ford a annoncé l’état d’urgence en Ontario vendredi, deux semaines après que les premiers camionneurs sont arrivés à Ottawa. Depuis, la capitale fédérale est paralysée. Le premier ministre canadien Justin Trudeau quant à lui, souhaite «mettre un terme aux blocages des rues et des frontières canadiennes par les camionneurs».


ANALYSE – Depuis le 28 janvier, un convoi «de la liberté» occupe la colline parlementaire à Ottawa. La manifestation s’est rapidement transformée en occupation, devant le symbole principal de la démocratie canadienne.

La police municipale a rapidement été dépassée par les événements. Le premier ministre ontarien, Doug Ford, se défile et le premier ministre canadien, Justin Trudeau, longe les murs. Pourtant, le discours des organisateurs laissait peu de doutes sur la possibilité que cette mobilisation se transforme en une crise majeure pour la sécurité publique.

Son impact économique est majeur: le mouvement bloque depuis plusieurs jours l’accès au pont Ambassador, qui relie Windsor à Détroit, provoquant des pénuries de pièces dans les usines ontariennes de Ford et de Toyota et des arrêts dans la production. On parle de pertes d’un milliard de dollars par jour.

L’événement qui a déclenché le mouvement a été l’annonce, en novembre 2021, par le ministre des Transports canadien, qu’une preuve vaccinale serait exigée pour les travailleurs du transport à partir de la mi-janvier 2022. Cette exigence s’inscrivait dans la batterie de mesures mises en place par le gouvernement fédéral dans la lutte contre la propagation rapide du variant Omicron. Elle ressemble aux obligations applicables aux citoyens et non-résidents arrivant au Canada par voie aérienne.

Les appuis à la vision des protestataires varient significativement en fonction des affiliations politiques. Elle est la plus forte chez les électeurs du Parti populaire (82 %), du Parti vert (57 %) et du Parti conservateur (46 %). Inversement, les électeurs du Parti libéral (75 %), du NPD (77 %) et du Bloc Québécois (81 %) disent avoir peu en commun avec la manière de voir des protestataires.

En tant que chercheurs en sociologie politique, dont nous analysons les dynamiques au Canada et en Europe de l’Ouest, nous croyons essentiel de saisir les protestations actuelles dans leur dimension politique, idéologique et sociohistorique.

Une mobilisation de travailleurs sans mobilisation de classe

Ce mouvement dit «de camionneurs» n’en est pas exactement un. Il est loin de faire l’unanimité au sein de la profession. L’Alliance canadienne du camionnage a dénoncé sans équivoque l’usurpation de la représentation des camionneurs par les organisateurs du convoi. On estime entre 85 % et 90 % le taux de vaccination chez les transporteurs, ce qui s’apparente à la moyenne canadienne.

Suite logique de décennies de dérégulation du secteur du transport, le convoi met de l’avant une conception très individualiste, voire libertarienne du travail. Ce ne sont pas les mauvaises conditions d’emploi qui sont dénoncées, mais les régulations gouvernementales portant atteinte aux libertés individuelles de petits entrepreneurs du transport.

Il est donc plus approprié de parler d’une «arsenalisation» d’une opposition aux mesures sanitaires, («weaponization»: soit le fait d’outiller un mouvement politique), par des entrepreneurs politiques de la droite populiste canadienne et américaine.

Qui sont les organisateurs de ce mouvement?

Les entrepreneurs politiques à l’origine du mouvement sont des figures clés de formations politiques de l’Ouest canadien. Patrick King, militant albertain complotiste, ethnonationaliste est le cofondateur du parti Wexit Canada. Depuis devenue «Maverick Party», cette formation réclame la séparation des provinces de l’Ouest du reste du Canada. Tamara linch est la coordinatrice régionale du même parti, en Alberta. B.J. Dichter, enfin, est un ancien candidat du Parti conservateur du Canada, désormais partisan du Parti Populaire.

Les sources de financement du convoi sont obscures. De nombreux dons anonymes en provenance des États-Unis ont transité par la plate-forme GoFundMe avant que ces avoirs soient retournés aux donateurs.

Des racines dans la droite libertarienne de l’Ouest

Le mouvement actuel est l’une des illustrations récentes de résistances régionales au Canada. Il s’inscrit dans le temps long de la politique protestataire de l’ouest. Caractérisés par une importante dimension populiste, une série de «partis tiers» sont ainsi parvenus à convertir une insatisfaction collective en une accumulation de capital politique sur la scène provinciale, voire nationale. À droite de l’échiquier politique, ces formations partagent un contenu idéologique: un conservatisme social et fiscal et, chez certaines, un ancrage dans le suprémacisme anglo-saxon.

Comme d’autres formations de l’ouest canadien avant lui, le mouvement actuel mobilise une série de références à l’alt-right américaine, du drapeau des Confédérés, en passant par son opposition au gouvernement «central», «ou l’appel» à un «6 janvier» canadien, en référence à l’invasion du Capitole, à Washington, par des militants de Donald Trump. Le convoi est d’ailleurs soutenu par une partie de la droite conservatrice américaine, dont certains membres ont vraisemblablement participé au mouvement.

Quelles sont les stratégies du mouvement?

La polarisation activée par le mouvement se nourrit de trois stratégies de cadrage. Une première est conjoncturelle. Elle active la polarisation entre les partisans et des détracteurs des restrictions sanitaires mises en place par le fédéral et les provinces. Elle permet d’aller chercher les opposants aux mesures sanitaires de la première heure, dont plusieurs s’inscrivent dans le mouvement complotiste.

Un second cadrage est structurel. Il s’inscrit dans la dynamique fédérale canadienne. Il active le sentiment d’aliénation d’électeurs de l’Ouest canadien, cultivant une forme de défiance à l’égard du gouvernement fédéral, des politiques autonomistes, des projets séparatistes. Ce sentiment d’être ignoré dans la politique nationale, spécifique à l’ouest et particulièrement aux Prairies, est différente du souverainisme québécois.

À cela s’ajoute un cadrage populiste mettant de l’avant une polarisation entre un «nous, méritants», les travailleurs (camionneurs), et un «eux, malhonnêtes et corrompus», les élites libérales du centre et une partie des travailleurs issus de l’immigration. Dans le discours des organisateurs du convoi, ce « nous » a aussi été associé à la défense d’une identité blanche et anglo-saxonne.

Lorsque l’on superpose ces trois cadrages, le Parti libéral du Canada apparaît systématiquement dans le pôle ciblé.

Résonances variables

L’opposition aux mesures sanitaires semble en fait former l’unique trait d’union entre les protestataires de l’Ouest et ceux du Québec. L’appui aux mesures sanitaires y est par ailleurs à son plus bas. Mais contrairement à Ottawa, il n’y a pas eu de violences et d’occupation lors de la manifestation organisée le 5 février dans les rues de Québec.

Autrement, loin d’appuyer l’organisation de ce convoi, les politiciens québécois ont surtout lancé des appels au calme, et invité à de la fermeté dans l’application de la loi. Seul le Parti conservateur du Québec d’Éric Duhaime s’est distingué par son soutien aux camionneurs.

Hors du pays, le mouvement essaime, notamment en France, soutenu par l’extrême droite, ailleurs en Europe et jusqu’en Nouvelle-Zélande.

Le convoi apparaît plutôt comme un révélateur de la capacité d’organisation et de perturbation des structures d’extrême droite, aussi minuscules soient-elles à la base: le Maverick Party (Wexit) n’avait obtenu que 35 278 voix lors de l’élection fédérale de 2021… principalement à l’ouest.

Des dérives inquiétantes

Ce n’est pas la première fois que la droite canadienne trouve des soutiens dans des mobilisations extra-parlementaires. Par le passé, des mouvements pro-pipelines avaient déjà mobilisé des convois avec «United we Roll»; ou à l’émulation des manifestations de types «gilets jaune» en 2019. On a aussi vu d’autres mobilisations de «citoyens» («energy citizen», « I <3 Oil») soutenues dans l’ouest… par les lobbys pétroliers.

Certaines mouvances, présentes dans le convoi, ont recours à une rhétorique violente, allant jusqu’à une incitation à la violence armée défiant ouvertement l’État de droit.

Le mouvement actuel prend racine dans certaines tendances qui ne sont pas nouvelles dans la politique canadienne, mais qui bénéficient d’un momentum: l’épuisement collectif doublé de l’opportunisme insouciant de plusieurs politiciens fédéraux.

Ce qui en fait un mouvement à surveiller, tient à l’escalade des moyens mobilisés (perturbateurs, violents), à son arsenalisation par l’alt-right canadienne et américaine, ainsi qu’à sa capacité d’innovation tactique (le siège et le blocage).

Celle-ci donne à une poignée d’individus la capacité d’engendrer des perturbations majeures au fonctionnement de l’État de droit et au travail des gouvernements élus (provinciaux et fédéral). Elles capturent le débat politique. Manifester, contester et discuter font partie d’un répertoire normal, souhaitable dans une démocratie représentative parlementaire. Mais les tactiques et stratégies actuelles ne s’inscrivent pas dans ce registre.

Frédérick Guillaume Dufour, Professeur en sociologie politique, Université du Québec à Montréal (UQAM) and Djamila Mones, Doctorante en Sociologie | PhD Candidate in Sociology, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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