Le couvre-feu inapplicable aux itinérants
Pour assurer le respect de son couvre-feu, Québec compte rediriger les personnes en situation d’itinérance vers des refuges pour qu’ils y passent la nuit. Une solution unilatérale qui fait fi de la réalité de nombreuses personnes, lancent des organismes.
Jeudi, en point de presse, la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, a confirmé qu’il n’y aurait pas d’exception au couvre-feu accordée aux sans-abri qui se retrouvent dehors entre 20h et 5h. Pas de panique, a-t-elle dit: ils seront raccompagnés vers des ressources pour y passer la nuit.
Sauf que tous n’ont pas le désir ou même la possibilité de se diriger dans des refuges. D’abord parce qu’il manque de places: en entrevue à Radio-Canada vendredi, la mairesse Valérie Plante a indiqué que la métropole compte 1366 lits dans des refuges alors que la population itinérante est au moins deux fois plus grande.
En effet, un recensement de la population itinérante effectué en 2018 a montré que plus de 3100 personnes n’avaient pas de toit au moment du coup de sonde. Un autre, effectué pendant la pandémie, a montré que ce chiffre avait gonflé à 6000.
L’insuffisance des ressources habituelles, combinée à une certaine réticence parmi les personnes itinérantes, a notamment mené à la création de plusieurs campements à travers la ville. L’exemple le plus frappant et le plus médiatisé est celui de la rue Notre-Dame, vidé de ses occupants à la fin de l’automne.
Mais même s’il y avait assez de lits, de nombreuses personnes ne voudraient pas ou même ne pourraient pas dormir dans un refuge, constate le coordonnateur du Réseau solidarité itinérance du Québec, Boromir Vallée Dore.
«Il y a des personnes qui peuvent avoir subi des traumatismes dans leur passé et peuvent craindre de se retrouver à l’intérieur avec beaucoup de gens», affirme-t-il.
Par ailleurs, fait-il remarquer, certains refuges refusent d’accueillir des personnes intoxiquées ou des gens qui possèdent des animaux de compagnies.
D’autres encore, souvent des personnes atteintes de maladies mentales, ont été barrés de tous les refuges de la métropole à cause de leur comportement.
À Montréal, les exemples de personnes refusées à la porte d’un refuge ne manquent pas, souligne la directrice du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), Annie Savage.
À chaque jour, elle reçoit des témoignages de sans-abri à qui on a proposé de prendre une navette vers un autre arrondissement. «C’est déjà des gens qui ressentent de la désaffiliation sociale. Déplacer les personnes, ça n’aide pas», avance-t-elle.
«Un refuge, c’est une formule qui ne répond pas à tout le monde.»
«Elles n’y retournent plus»
D’après Mme Savage, les difficultés d’intégration s’accentuent quand la personne itinérante fait partie d’une communauté racisée ou minoritaire. Les personnes trans, par exemple, peuvent elles-aussi frapper un mur.
«Souvent, elles vont n’y aller qu’une fois et n’y retourneront plus. Il y a des femmes trans qui arrivent dans un refuge où il n’y a pas de porte dans la salle de bain, où les rideaux de douches sont enlevés», affirme la principale porte-parole du RAPSIM.
Nakuset gère l’organisme Résilience Montréal, qui opère un service de soutien aux Autochtones sans-abri près du Square Cabot. Selon elle, plusieurs membres des Premières Nations préfèrent éviter les refuges à Montréal «parce qu’ils ne sont pas culturellement appropriés».
«C’est pour ça qu’il faut des organisations spécialisées pour les Autochtones», avance-t-elle.
Plus tôt cette semaine, la directrice de Projets autochtones du Québec, Heather Johnston, craignait d’ailleurs l’impact d’un afflux dans les refuges d’une population itinérante qui habituellement reste à l’extérieur.
«il y a une certaine partie de la population qui ne vient pas dans les refuges. Ils dorment dans des tentes, chez des amis ou un peu partout. Mais maintenant, je ne sais pas si avec le couvre-feu, on va voir une augmentation dans la demande des lits pour les personnes autochtones la nuit. […] On est déjà presque à pleine capacité la nuit», disait-elle en entrevue à Métro.
L’effet COVID-19
Une nouvelle crainte s’est récemment ajoutée dans la population itinérante, avance Boromir Vallée Dore: la pandémie de COVID-19.
«Il y a des personnes qui vont se sentir plus en sécurité à l’extérieur en raison des chances de contamination», observe-t-il.
Les autorités sanitaires déplorent d’ailleurs une importante éclosion au sein de la population itinérante et des employés sensés leur venir en aide. La situation a forcé la fermeture d’Open Door et a retardé l’ouverture d’un «wet shelter», entre autres.
Et puis, plusieurs doutent de la promesse de la ministre Guilbault.
Avec l’arrivée du couvre-feu, qui donnera aux policiers la possibilité de distribuer des amendes, Annie Savage craint de revoir des événements qu’elle observe régulièrement depuis le début de la crise sanitaire.
«Dès l’application des contraventions durant la deuxième vague, on a vu des jeunes en situation d’itinérance en recevoir. On a vu un manque de reconnaissance du travail des travailleurs de rue, des policiers qui remettaient en doute leur travail», indique-t-elle.
Le couvre-feu de Québec est en vigueur depuis hier. Il s’étirera au moins jusqu’au 8 février.